dimanche 26 février 2017

Le Nœud Gordien, épisode 459 : Action décisive

Karl Tobin reçut un appel de la part de Pops qui le convoquait d’urgence au kiosque. Il dut accéder aux souvenirs de Marco pour comprendre à quoi référait le nom de code.
La voix de Pops, d’ordinaire chaleureuse et amicale, trahissait que quelque chose ne tournait pas rond. Il en conclut que l’onde de choc de la reddition de Fusco commençait à se faire sentir…
Le kiosque en question était une petite maison abandonnée, sur les berges de la rivière Nikos. Il avait été converti en kiosque d’information touristique, qu’on avait par la suite condamné pour des raisons que Marco – donc Tobin – ignorait. Même de loin, c’était évident qu’elle était décrépite au point de ne plus pouvoir être retapée.
Une jetée voisine fourmillait de familles profitant du soleil de l’après-midi. Un petit couple d’amoureux adolescents en pédalo se démenaient pour remonter la rivière à contre-courant en riant sans cesse. Deux habitués du Café Buzzetta montaient la garde devant la bâtisse, l’air nerveux. Pops faisait les quatre cent pas devant eux, le téléphone plaqué à l’oreille.
Tobin exhala, se mit en mode Marco, et alla les rejoindre. Cette fois, il ne pourrait pas compter sur sa capacité à voir dans les têtes des gens : Aizalyasni se trouvait avec Szasz, sur la 9e avenue, trop loin pour établir le relais.   
Les gardes saluèrent d’un mouvement de tête son arrivée; Pops, pour sa part, ne parut pas le remarquer.
Une fois à l’intérieur, Tobin comprit au premier coup d’œil la raison de cette cachotterie – pourquoi la rencontre n’avait pas lieu au Café comme d’habitude. Une vingtaine de gangsters s’y trouvaient… Tous des Grecs.
En se mêlant à eux, Tobin confirma que les autres n’en savaient pas plus que lui. Sans surprise, on spéculait sur les raisons derrière la convocation exceptionnelle. Parmi les bruits qui couraient, on disait que la police avait coffré les chefs, que la guerre était sur le point d’être déclarée – les questions contre qui et pourquoi alimentaient d’autres discussions. L’absence des Italiens figurait de façon proéminente dans les différentes théories.
Quelques hommes arrivèrent encore, après quoi Pops entra finalement, téléphone toujours à la main. « Attention tout le monde! Hey! Vos gueules! Je ne passerai pas par quatre chemins : je vais vous dire ce que je sais. Hier, monsieur Fusco a rendu visite à la police. On ne sait pas pourquoi, mais apparemment, c’était de son plein gré. » Le silence était tombé dans le kiosque. On pouvait entendre les mouches voler – littéralement. L’une d’elle se butait à répétition contre une fenêtre, espérant sans doute que la prochaine fois serait la bonne. « Il est ressorti ce midi. »
Le choc se muta en confusion – même pour Tobin. Si Fusco avait accepté de se mettre à table, il n’aurait jamais, au grand jamais, été renvoyé dans la société civile sans protection. Avait-il changé d’idée avant de commencer sa déposition? Les Trois avaient assumé que les suggestions implantées dureraient dans le temps, mais ils se basaient sur James ou sur Szasz, qui y étaient soumis fréquemment… Si Fusco avait recouvré ses esprits, s’il se souvenait de sa rencontre avec Marco, il pouvait s’attendre à de sérieuses représailles. Les Trois avaient choisi d’épargner la vie de Fusco – ce revirement risquait plutôt de les condamner.
« Est-ce qu’il a fait un deal?, demanda un gangster.
— On l’sait pas, continua Pops. Attendez, ce n’est pas tout. Notre boss devait rencontrer Joe Gaccione ce matin. Il m’avait clairement fait savoir que je devais rester standby pour ses instructions. » Il regarda sa montre. « Ça fait six heures de cela. Il ne répond pas, personne ne l’a vu depuis. Et vous le connaissez, hein? Ce n’est pas le genre d’homme à laisser des affaires en suspens. » Tous comprirent sans que Pops n’eut besoin de le spécifier : les Italiens avaient éliminé Xanthopoulos.
Bien que Tobin n’ait pas cru que ce soit possible, le silence s’alourdit pendant un instant. Un instant seulement, après quoi tout le monde se mit à parler en même temps. Pops tenta de reprendre la parole, sans succès. Les exhortations à une contre-attaque rapide et vigoureuse fusaient autant que les exclamations incrédules.
« Pourquoi il aurait fait ça? », demanda un jeunot qui traînait souvent au café Buzzetta – un certain Aldo – à la seconde où l’ordre fut enfin rétabli.  
Pops haussa les épaules. « Je suis aussi surpris que vous autres. Ça sort de nulle part.
— C’est comme l’affaire des noix de coco », lança le voisin de Tobin, une brute au nez cassé. De nombreuses têtes se tournèrent vers lui. « On se casse le cul pendant des mois pour faire rentrer la cargaison au port, Fusco s’occupe de les planquer dans un endroit top secret – c’est lui qui l’a dit! Pis là, on découvre que Cigolani et ses hommes ont été butés. Et que la drogue n’a pas été touchée. Vous trouvez pas ça louche, vous autres?
— Vu de même… C’est pas fou, dit quelqu’un.
— Non. C’est absurde, répondit Tabor Spanos, un vieux de la vieille avec un accent à couper au couteau. Les noix de coco étaient déjà à lui. Il n’aurait rien eu à gagner en agissant ainsi. C’est à n’y rien comprendre…
— C’est pas) parce que tu comprends pas que j’ai pas raison, ajouta la brute. Cigolani, mort. Xanthopoulos? » Il mima une lame tranchant sa gorge. « Lui aussi. Fusco veut être tout seul au top. C’est évident!
— Faut pas sauter trop vite aux conclusions, dit Pops. C’est pour ça que je vous ai fait venir ici, au cas où l’un de vous en saurait davantage… »
Les truands se regardèrent les uns les autres. Martin, Nini, vous êtes où quand j’ai le plus besoin de vous? Seul, Tobin ne voyait qu’une possibilité : agir de façon décisive. Sa spécialité.
« Est-ce que c’est ça que tu suggères, Pops? Qu’on reste assis dans la cage du lion, à attendre d’avoir compris? 
— Heu, non, ce n’est pas ce que je suggère du tout.
— Je ne sais pas pour vous, mais je n’ai pas envie d’attendre qu’on me fasse la peau », ajouta-t-il en se rendant à la fenêtre. D’un geste brusque, il empoigna sa casquette et l’abattit sur la mouche obstinée. Marco était maintenant le centre de l’attention. « Dans ce genre d’affaire-là, c’est le premier qui agit qui s’en ressort. Pas vrai? »
Autour de lui, les têtes hochèrent leur assentiment.
« On n’est pas assez pour partir en guerre contre les Italiens! 
— Mais Pops, s’exclama Aldo, s’ils partent en guerre contre nous, on fait quoi?
— J’ai une idée, moi », dit Tobin.
« C’est quoi, ton idée, mon gars?
— On a juste à se trouver des alliés. J’ai des contacts dans la gang de la banlieue nord, dit-il. Je suis certain que ces gars-là seraient partants pour nous aider. En échange d’une part du gâteau… »
Pops réfléchit, puis acquiesça. « On a pas ben le choix. Va voir tes contacts. Nous autres, on va jaser  stratégie pendant ce temps-là. Fais vite, Marco. C’est comme tu dis : il faut qu’on bouge en premier. En attendant, tout le monde : pas de contacts avec les Italiens. Soyez sur vos gardes, et restez ensemble autant que possible. »
Maintenant que Pops avait assumé la possibilité d’un conflit réel, il paraissait résolu. Marco le salua et quitta le kiosque.
Désolé, Guido : j’aurais préféré que tu t’en sortes, pensa Tobin. Mais sa première priorité, aujourd’hui comme toujours, était de veiller à ses propres intérêts.
Il activa son téléphone et composa un numéro familier. « Allô, Mitch? Faut qu’on se parle ASAP. J’ai une bonne nouvelle pis une mauvaise nouvelle… »

dimanche 19 février 2017

Le Nœud Gordien: épisode 458 : Réveil brutal

Joe Gaccione fut tiré d’un sommeil agité par la sonnerie du téléphone.
Ses matinées étaient rarement faciles. Son cerveau qui avait mariné dans l’alcool pendant l’essentiel de la veille demandait quelque temps à s’activer; son estomac malmené par son train de vie lui envoyait des messages contradictoires, un mélange de faim et de nausée. Typiquement, le déjeuner que sa bonne préparait au lever lui permettait de trouver l’aplomb nécessaire pour faire face à sa journée… en attendant son premier drink.
L’appel provenait d’un numéro protégé. Son téléphone privé sonnait rarement; chaque fois, c’était le signe d’une situation nécessitant son attention immédiate. Café et croissants allaient devoir attendre. Il décrocha et grogna en guise d’allô.
« Joe. » Il reconnut la voix de Petros Pappas. « T’es au courant?
— Tu parles d’une question de merde, dit-il, de plus en plus de mauvais poil.
— Pardon?
— Je suis au courant de ben des affaires, t’sais. Comment je fais pour savoir de laquelle tu parles?
— Heu…
— Et puis, par définition, si je ne suis pas au courant, je ne saurai jamais de quoi tu parles. »
Pops hésita, confondu par cette tirade inattendue. « Alors, t’es au courant ou pas? »
Joe soupira. La journée allait être longue. « Mettons que je ne suis pas au courant.
— Fusco s’est rendu à la police.
— Quoi!? » La seconde même, Joe était debout, la torpeur de la nuit balayée d’un coup. « C’est ridicule! De qui tiens-tu ça?
— Beppe. Il l’a vu de ses yeux.
— Fuck. » Il ne s’agissait donc pas de vagues ouï-dire. Cette situation inattendue appelait une réaction immédiate. « Est-ce que ton boss est au courant?
— Ouais. Il est en route vers chez toi.
— Parfait. N’en parle à personne d’autre. Je te reviens là-dessus. » Il raccrocha.
Une douche l’aurait aidé à penser plus clairement, mais il ignorait quand Xanthopoulos arriverait. Il préférait ne pas être tout mouillé à ce moment-là… Il s’habilla à toute vitesse, puis il alla s’asperger le visage au lavabo de la salle de bain. Sa prévoyance s’avéra justifiée : la sonnette se fit entendre pendant qu’il s’exécutait. Il attrapa une serviette et descendit.
Libertina, sa bonne, avait déjà ouvert, mais le visiteur n’était pas celui qu’il attendait. Il s’agissait plutôt de la femme de monsieur Fusco. Joe ne l’avait jamais vue autrement que parfaitement mise, coiffée et maquillée; cette fois, elle était plutôt débraillée, les yeux bouffis, comme si elle aussi venait de rouler hors du lit. « Oh, Joe! », s’exclama-t-elle en l’apercevant. Elle se jeta dans ses bras, tremblante comme une feuille. « Guido n’est pas rentré, hier. Personne ne veut me dire ce qui se passe… »
Un regard suffit pour commander à Libertina de les laisser seul. Après quatre décennies à œuvrer dans sa famille, les paroles s’avéraient souvent superflues avec elle. « Mieux vaut t’asseoir, dit Joe en guidant Loulou vers la salle à manger, juste à côté.
— Mon Dieu. Il est mort, c’est ça? »
C’est tout comme, pensa Joe, mais il garda sa réflexion pour lui. « Loulou… Guido s’est livré à la police. » La femme le regarda, interloqué, comme s’il lui avait parlé dans une langue étrangère.
« Ça ne se peut pas, déclara-t-elle.
—Je le sais de source sûre. »
Elle le fixa longuement, comme si elle s’attendait à le voir s’esclaffer et avouer qu’il plaisantait. « Non. Ce n’est pas possible, répéta-t-elle.
La sonnerie retentit à nouveau. Joe alla ouvrir. Dinos Xanthopoulos entra et lui serra la main. Le chef de la filiale grecque du clan Fusco était tout le contraire de Joe. Mince, musclé, végétarien, il ne fumait pas, ne buvait pas, ne touchait pas à la drogue. Malgré l’heure matinale, il était tiré à quatre épingles dans sa chemise blanche et ses pantalons pressés. « Je suis venu dès que Pops m’a informé, dit-il.
— Ouais. Je t’attendais.
— Veux-tu bien m’expliquer qu’est-ce qui lui a pris? Il n’aurait pas pu se tirer une balle dans la tête, simplement? Ça nous aurait sauvé du… Oh. » Dinos venait de remarquer la présence de Loulou.
« Qu’est-ce que tu veux dire?, demanda-t-elle en les rejoignant dans le vestibule.
— Sois pas naïve, dit X. Tu le sais ce qui arrive, aux informateurs…
— Mais Guido n’est pas un informateur. Ses affaires, c’est l’œuvre de sa vie… Ce ne peut être qu’un malentendu…
— On ne peut pas prendre la chance qu’il se mette à table, dit Xanthopoulos, inflexible.
— Joe… Dis quelque chose! » Il se contenta de hausser les épaules. Il savait que son collègue avait raison : les risques étaient beaucoup trop importants. Peu importe qu’il s’agisse de son plus proche allié, de son plus vieil ami : Guido avait signé son arrêt de mort à la minute où il avait passé le seuil du poste de police. Il n’avait personne d’autre à blâmer.
Les tremblements de Loulou s’accentuèrent, puis elle éclata en sanglots, le visage enfoui dans ses mains. Les deux gangsters assistèrent à la scène sans savoir comment réagir. Joe compatissait avec sa détresse, mais Xanthopoulos affichait son dédain sans le moindre filtre.
« J’ai compris, dit Loulou en relevant la tête après un moment. Elle avait encore les yeux mouillés, mais elle ne pleurait plus.
— Compris quoi?, demanda Joe, surpris par la fin subite de l’effusion.
— C’est la sorcière. C’est la seule explication… »
Joe était au courant de toute cette histoire de magiciens planqués au Terminus du Centre-Sud. Même si M. Fusco et Beppe Cipriani y croyaient, même si Rémi Bélanger leur en avait parlé en long et en large, Gaccione était loin de souscrire à ces fantaisies qu’il voyait plutôt comme autant de mauvaises excuses.
Xanthopoulos, quant à lui, n’en avait jamais même entendu parler. « Qu’est-ce que c’est, ces cette histoire de sorcière? Arrête de dire des conneries, dit-il.
— Ça ne peut qu’être que cela, renchérit Loulou avec vigueur. Dis-lui, Joe…
— Calme-toi, Loulou…
— Ouais. Ta gueule, l’hystérique, dit Xanthopoulos.
— De quel droit oses-tu me parler sur ce ton! Je n’accepterai pas que… » Xanthopoulos la gifla, assez fort pour la projeter par terre.
Plutôt que lui rabattre le caquet, le soufflet plongea Loulou dans une rage folle. D’un geste décidé, elle sortit un pistolet petit calibre de sa sacoche, et tira deux fois sur son agresseur. La première balle l’atteignit au ventre, la deuxième le toucha au milieu du cou. L’homme s’écroula; son dernier soupir s’échappa de sa dernière blessure avec un gargouillis écœurant.
Les yeux exorbités, le visage éclaboussé du sang de Xanthopoulos, Loulou braqua son arme sur Joe en se relevant. « Je suis avec toi », dit-il sans réfléchir, d’abord soucieux de rester en vie. Il demeura immobile pendant une éternité, sans même oser respirer.
Puis, Loulou baissa le bras. Il ne restait rien de sa furie; elle affichait plutôt une expression grave, dure, résignée. « Bon. Mettons une chose au clair. Le temps qu’on règle cette situation, c’est moi le boss. On se comprend? » Devant son air hésitant, presque ahuri, Loulou ajouta : « Come on, Joe. À toutes fins pratiques, je suis le consigliere de Guido depuis qu’il est arrivé en poste. Ne fais pas comme si tu ne le savais pas! Alors. Es-tu vraiment avec moi? » Elle rajusta sa poigne sur la crosse du pistolet. Le geste aurait pu paraître anodin, mais effectué devant un cadavre en train de se vider de son sang, la menace était claire.
Quel autre choix avait-il? « Je suis avec toi.
— Jure-le. Sur l’âme de ta mère. Sur la tête de tes enfants. »
La salope. « Je le jure. Jusqu’à ce qu’on sache à quoi s’en tenir.
— Je n’en demande pas plus. Appelle ton nettoyeur. Il faut faire disparaître ça », ordonna-t-elle en pointant la dépouille de Xanthopoulos.
Quel merdier… Comment croyait-elle que les Grecs allaient réagir en apprenant que M. X avait disparu? Maintenant qu’il avait le doigt dans l’engrenage, il avait la désagréable impression que son temps n’était pas moins compté que celui de Fusco. Ou de sa femme…
Et tout cela avant même son premier café. Pezzo di merda

dimanche 12 février 2017

Le Nœud Gordien, épisode 457 : La rue et le cash

Will Szasz arpentait la petite chambre d’hôtel comme un tigre en cage. Il regrettait de ne pas avoir emprunté un joint de plus à Gen avant de quitter le bureau. Un peu d’herbe lui aurait peut-être calmé les nerfs.
Le minibar offrait une autre possibilité. Le frigo était plutôt bien garni; il lui aurait suffi de trois secondes pour s’envoyer autant de shots de vodka derrière la cravate. Leur coût démesuré le faisait hésiter, bien que ces quelques dollars envolés ne pouvaient guère avoir d’effet sur l’état de ses finances. Mais Szasz y voyait du vol, pur et simple, et il n’était pas le genre d’homme prêt à se laisser rouler ainsi.
On frappa à la porte, trois petits coups. C’était Megan. Son apparition eut pour Szasz l’effet qu’il avait voulu retrouver : un apaisement immédiat, une relaxation profonde. Quasiment un état de transe. Elle était accoutrée comme une hôtesse de restaurant, jupe blanche et blouse noire. Par contraste avec sa tenue austère, ses souliers rouges à talons hauts lui donnaient une aura incroyablement séduisante. En guise de salutation, elle posa sa main sur sa joue avec un sourire, puis elle se rendit directement au minibar. Elle craqua le sceau de deux mini bouteilles de vodka et les vida dans un verre.
Devant le fait accompli, Szasz n’avait plus de raison d’hésiter. Il accepta le drink et le vida d’un coup. Il exhala longuement et s’écrasa sur l’un des deux lits. Megan alla s’asseoir sur ses genoux. Elle ne pesait pas plus qu’une plume. « Dis-moi ce qui te tracasse.
— Fusco a pété les plombs, dit Will. Il s’est rendu à la police. C’est ma faute : on lui a trop mis de pression…
— Tu crois que c’est ton attaque-surprise qui l’a brisé? » Elle semblait fort amusée par cette idée.
« Quoi d’autre? C’est là qu’il a découvert que ses ennemis connaissent ses secrets les mieux gardés. Donc qu’il ne peut faire confiance à personne.
— Oh, à ce sujet, il n’a pas tort du tout.
— D’ailleurs, tu ne m’as toujours pas dit comment tu avais su, pour l’héroïne…
— Ce n’est pas important, répliqua Megan en lui massant la nuque.
— Si tu le dis. » Le bien-être qu’elle lui insufflait était tel qu’il en perdait le fil de ses pensées. Les doigts de la fille avaient quelque chose de magique. Ils étaient capables de dissoudre son anxiété, ses doutes… Sa curiosité.
Il se laissa cajoler sans rien ajouter pendant un délicieux moment, jusqu’à ce qu’on frappe à nouveau. Megan alla ouvrir.
Mélanie Tremblay ne cacha pas son déplaisir en apercevant l’adolescente. Elle entra en claquant la porte derrière elle. « Merde, tu ne peux pas te passer de tes poulettes quelques minutes?
— Ce n’est pas ce que tu crois, répondit Szasz.
— Je suis sa conseillère spéciale », renchérit Megan.
Mélanie la dépassa comme si elle n’avait rien dit. « Franchement, Will! Arrête de penser avec ta queue, un peu!
— Elle a fait ses preuves », offrit-il.
Mélanie sembla dubitative. « Madame Tremblay, dit Megan d’une voix ferme mais polie, vous savez mieux que quiconque ce que c’est d’avoir quelque chose à offrir, mais d’être mise à l’écart du simple fait d’être jeune. Et une femme. »
L’argument convainquit Mélanie d’au moins tolérer sa présence. Elle enchaîna : « Venons-en aux faits. Qu’est-ce qu’il y a de si urgent? Tu ne pouvais pas attendre notre meeting de lundi?
— J’te laisse en juger. Notre ami Guido a décidé de prendre sa retraite.
— Quoi?
— Je tiens l’information directement de mon gars aux affaires criminelles. » L’anxiété revint en trombes. Szasz aurait voulu sentir à nouveau le toucher rassurant de Megan. « Et tu ne sais pas encore le meilleur. Il s’apprête à se mettre à table.
— Ce n’est pas possible… » Le visage de Mélanie avait rougi et son front s’était couvert d’une sueur froide. « Qu’est-ce qui se passe du côté de la Petite-Méditerranée? Comment les autres ont réagi?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas trop envie de leur parler, à eux autres.
— Pourquoi?
— Il y a quelque chose que tu devrais savoir… La frappe contre Cigolani, c’était moi.
— Tu as fait QUOI? » Mélanie se prit la tête à deux mains. « J’ai juré à Fusco qu’on n’avait rien à voir là-dedans! Pourquoi me l’as-tu caché?
— Je ne t’ai rien caché. C’était mon affaire. Je m’occupe de la rue, tu t’occupes du cash. C’est notre accord.
— Mais de là à déclarer la guerre aux Italiens!
— Je n’ai pas déclaré la guerre… C’était une seule opération. Qui aurait pu être très, très payante.
— Et tu penses que la mafia va dire oh, c’était juste une petite opération, on comprend ça, pas de trouble? »
Megan s’interposa, l’index levé. « Madame Tremblay, vous négligez certains aspects de la situation…
— Toi, personne ne t’a demandé ton avis!
— L’équipe de monsieur Fusco sera déséquilibrée par sa trahison, continua-t-elle. Vu qu’il n’a jamais clairement désigné de successeur, ses conseillers les plus ambitieux joueront du coude pour prendre sa place. Mais surtout, chacun sera d’abord préoccupé par l’idée de couvrir ses arrières. Pas de découvrir les tenants et les aboutissants d’une fusillade.
— Mais si Fusco se met à parler…
— …la police va l’interroger sur ses affaires à lui, sur ses collaborateurs, ses opérations. Pas les vôtres : la police ne peut pas monter un dossier sur tout le monde à partir de son seul témoignage. »
Will n’était pas peu fier. On aurait pu croire que le propos de Megan était issu d’une longue réflexion. Mais c’était impossible : elle venait tout juste d’apprendre la nouvelle, elle aussi. À dix-huit ans, quand même : quelle lucidité!
Mélanie semblait plus réticente à l’admettre. Elle se tourna vers Will. « Où est-ce que tu l’as trouvée, celle-là?
— Qu’est-ce que ça change? Tu sais qu’elle a raison.
— Il va sans dire que la transition vers un nouveau leadership sera riche en opportunités, continua Megan. Des opportunités à saisir. »
Mélanie leva les bras au ciel, excédée. « Tu t’occupes de la rue, fine. J’espère juste que tu sais ce que tu fais. » Elle pointa un doigt accusateur vers lui. « Mais à l’avenir, je veux être tenue au courant de tout ce qui se passe de ton côté! »
Szasz acquiesça. « C’est tout ce que je voulais que tu saches. Le reste peut attendre à lundi.
— Tiens, tant qu’à y être… » Mélanie sortit une photo de son sac et la lui tendit. « Cinquante mille dollars pour trouver ce bonhomme et le livrer bâillonné, menotté, les yeux bandés.
— Rien de moins. C’est qui, au juste?
— Aucune idée. Paraît qu’il est sacrément dangereux. Un certain Arthur Van Haecht. » Megan tressaillit en entendant le nom. « Dis-moi pas qu’elle sait où le trouver », dit Mélanie, incrédule.
« Où, non, répondit Megan. Comment? Peut-être… »

dimanche 5 février 2017

Le Nœud Gordien, épisode 456 : Chasse à l’homme

Les nuits de Mélanie Tremblay n’étaient pas toutes tissées de mélancolie.
Ce soir, elle avait remarqué, à une table du salon VIP, deux hommes qu’elle avait rencontrés dans des circonstances différentes. Le premier, Jean-Pierre, était vice-président à la direction de la deuxième compagnie pharmaceutique au pays. Le second, Hubert, siégeait au conseil d’administration d’une minière à la croissance explosive. Elle avait engagé une conversation légère avec l’un, puis l’autre, après quoi ils l’avaient invitée à se joindre à leur petit groupe.
Ils étaient prompts aux commentaires acérés sur les gens, les choses, l’actualité; leurs moqueries tous azimuts étaient divertissantes, et Mélanie prit plaisir à renchérir avec les siennes. Imbu de l’impunité offerte par l’argent et le pouvoir, Jean-Pierre préparait en série des lignes de cocaïne qu’il offrait à la ronde, sans même tenter d’être discret. Trois filles gravitaient autour d’eux sans se mêler aux conversations, sinon pour laisser entendre leur rire. Ces filles étaient toutes trop jeunes, trop belles, trop sexy – sans doute des escortes.
Mélanie déclinait toujours ce genre d’offres. Peu importe ce que disaient ceux qui chantaient les louages de la drogue, elle n’avait que faire d’une stimulation accrue. Elle préférait s’en tenir aux effets apaisants du vin et des cocktails. Elle approchait d’ailleurs de cet état d’ivresse optimale qu’elle cherchait au fond des verres. Le signe le plus clair : elle avait envie de danser.
Elle vida son cocktail et tendit la main à Hubert, qui se laissa guider jusqu’à la piste. D’autres membres du groupe les suivirent. Elle se laissa porter par les mélodies accrocheuses, habitée par le rythme, le mouvement, se fondant dans le frémissement des corps sur la piste bondée.
Le moment magique dura le temps de deux chansons; la troisième, moins dans ses cordes, lui enleva l’envie de danser pour ramener l’envie de boire. Elle se sentait vivante, le cœur battant, la peau réchauffée par le doux exercice.
Elle se rendit à la salle de bain pour se refaire une beauté avant de retourner à sa table. Elle aperçut du coin de l’œil son garde du corps qui traversait le salon privé avec elle, assez loin pour que sa présence demeure discrète, assez près pour intervenir si une menace surgissait.
La danse n’avait pas trop nui à sa mise en plis ou son maquillage. Elle se contenta de rafraîchir le rouge de ses lèvres.
« Salut, Mélanie. »
La surprise lui fit échapper son bâton. Elle avait la certitude qu’elle était seule dans la pièce; elle n’avait vu personne y entrer.
C’était Félicia Lytvyn. Elle portait une robe bleue, excentrique, et des cuissardes assorties. Son look flamboyant était quelque peu gâché par le feu sauvage qui ornait le milieu de sa lèvre supérieure, une bosse irrégulière que tout le fond de teint du monde ne pouvait cacher.
« Qu’est-ce que tu me veux? », dit Mélanie, cassante. Elle n’avait pas du tout envie de voir sa soirée être gâchée par une enfant gâtée.
« Je veux parler business. 
— Pff. Toi?
— Tu sais quoi? J’en ai marre que tu ne me prennes pas au sérieux. »
Quelle tache, cette fille. « Vas-y, dit-elle en croisant les bras. Montre-moi que j’ai tort. Surprends-moi.
— Bon. Je sais que tu es à la tête de l’organisation de mon père. Avec Szasz, bien entendu. »
Mélanie dissimula sa stupéfaction derrière un haussement d’épaules. Si elle savait, qui d’autre était au courant? Les médias? La police?
« Je sais que c’est Jean Smith qui t’y a préparée », continua-t-elle.
Mélanie avait demandé à être surprise; il fallait reconnaître qu’elle était bien servie. « Tu connais Jean Smith?
— Très bien. Peut-être mieux que toi. Il m’a préparée moi aussi… Pour autre chose. J’ai même été en couple avec lui. Un drôle de couple…
— Es-tu encore en contact avec lui? Sais-tu où…
— Il est mort », dit-elle, la tristesse dans les yeux.
« Je suis désolée. » Elle l’était réellement. La confirmation de son décès – qu’elle avait par ailleurs présumé, après sa disparition subite – l’attristait. « D’accord. Je mords. De quoi veux-tu me parler? »
Félicia sortit de son sac à main une feuille de papier pliée en quatre qu’elle tendit à Mélanie. C’était l’impression d’une photo. « Je dois trouver ce gars-là. Il s’appelle Arthur Van Haecht. Il utilise peut-être un alias : Romuald Harré.
— C’est qui, ce type?
— C’est une affaire personnelle. Et d’une extrême urgence. »
Mélanie lui redonna sa photo. « Tu devrais engager un détective, ou le signaler à la police. »
Félicia hésita avant de répondre. « Il est très dangereux. Et on ne se le cachera pas : tu as beaucoup, beaucoup plus de moyens que n’importe quel enquêteur.
— Quand même. Pourquoi moi? Tu ne pouvais quand même pas t’attendre à ce que je t’accueille à bras ouverts, considérant notre… historique?
— Mélanie, ce que je te demande, c’est d’une importance que tu ne peux même pas imaginer. En comparaison, notre vieille chicane ne pèse pas lourd.
— C’est important pour toi, peut-être. » Elle finit d’appliquer son rouge et tourna le dos à Félicia. « En business, ce n’est pas tout de demander, tu sais. Il faut aussi offrir quelque chose…
— Je sais. J’ai le passe-partout de mon père », lança Félicia.
Mélanie s’arrêta sec. « Quoi!? »
Félicia lui tendit la photo à nouveau. « Le passe-partout de mon père. Je n’ai pas besoin de te dire ce que ça signifie. »
En effet, elle le savait trop bien… Le passe-partout représentait la possibilité de mettre la main sur les millions planqués par le vieux Lytvyn de son vivant… Avoir le plein contrôle sur tous les comptes… Et surtout, une fois qu’elle aurait changé le code, pouvoir dormir tranquille, sachant qu’elle serait désormais la seule maîtresse de cette infrastructure financière unique, conçue sur mesure pour les besoins de son organisation. Mélanie reprit la photo tendue par Félicia. « Si jamais tu bluffes…
— Je ne bluffe pas. Marché conclu? » Mélanie hocha la tête. « Donc : si vous trouvez cet homme, il faut le restreindre sur-le-champ. Bâillonné, les mains attachées dans le dos, les yeux bandés en tout temps. Peu importe ce qu’il fait, peu importe les circonstances, même s’il pleure ou se pisse dessus, il doit être restreint en tout temps. Contacte-moi à la seconde où tes hommes lui mettent le grappin dessus.
— Il a l’air dangereux, ton bonhomme.
— Peu importe ce que tu peux imaginer, il est pire encore.
— Et s’il résiste? Se débat? S’enfuit? »
Félicia hésita un instant en léchant la plaie sur sa lèvre. Dégueulasse. « Le plan est de le ramener vivant. Mais il faut l’arrêter à tout prix. 
— Entendu. Je m’y mets tout de suite. » Le passe-partout de M. Lytvyn en échange d’un homme. Elle n’aurait jamais espéré s’en tirer à si bon compte.
« Mélanie…
— Quoi?
— Rien. Enfin, merci. »
Elle sortit de la salle de bain sans répondre, déjà en mode travail, son téléphone à la main.