dimanche 25 mai 2014

Le Noeud Gordien, épisode 321 : Démonstration, 1re partie

Édouard se leva pour accueillir Nico lorsqu’il entra dans le restaurant. « Monsieur Ioannis!
— Monsieur Gauss! » Ils s’étreignirent en vieux camarades.
« Ça fait un bout…
— Je pense que la dernière fois, c’était l’an passé, pour ta fête d’adieu », dit Nico. « Tu nous avais fait tout un speech sur le métier…
— Ouf! C’est vrai! J’avais oublié!
— Y’en a au bureau qui l’ont mal pris », ajouta-t-il avec un clin d’œil. « T’as toujours eu le talent pour te faire des amis.
— Bah! Tant qu’il me reste toi, je n’ai pas à m’inquiéter », répondit Édouard en lui donnant une tape sur l’épaule. »
Nico prit place sur la banquette. Il examina les lieux. « Je n’étais jamais venu ici. C’est sympathique.
— Je déjeune ici chaque matin, ces temps-ci. Les crêpes sont délirantes.
— Donc… Vas-tu enfin me dire pourquoi tu voulais me voir? »
Édouard devint sérieux tout à coup. Nico reconnaissait cette expression : il s’agissait d’Édouard-au-travail.
« Nico, tu sais que les gros dossiers ne me font pas peur.
— C’est le moins qu’on puisse dire! » Il était effectivement bien placé pour le savoir : Nicolas avait commencé à travailler avec lui dans le cadre de son enquête sur la corruption policière. « Je devine la suite : soit tu es sur le point d’attaquer un nouveau filon… Soit tu l’as déjà fait.
— Exact.
— Alors… Qu’est-ce que c’est?
— Le plus gros dossier de ma carrière. Peut-être le plus gros de tous. Je te demande de garder l’esprit ouvert…
— Tu m’intrigues!
— J’ai découvert des preuves de l’existence du surnaturel. »
Nico croisa les bras et haussa un sourcil. « L’esprit ouvert, hein?
— Je veux surtout que tu m’écoutes jusqu’au bout.
— Je peux faire ça », répondit-il, pas moins dubitatif.
« J’ai confiance que je peux démontrer hors de tout doute l’existence de phénomènes paranormaux. Plus précisément, la perception extra-sensorielle. Pour commencer.
— Quoi, t’as trouvé une voyante qui n’est pas de la fraude?
— Non », répondit Édouard avec un sourire espiègle. « Je vais le faire moi-même. »
Ça, Nicolas ne l’avait pas vu venir. « Comment?
— Viens, je vais te montrer. » Édouard vida son café d’une traite et alla payer la facture.
Le mercure flirtait avec le point de congélation; une petite neige tombait mollement. Une fois sur le trottoir, Édouard s’arrêta pour fixer le ciel gris. Nico allait lui demander ce qu’il cherchait comme ça lorsque son visage s’éclaira.
En suivant son regard, Nico aperçut une grosse corneille noire voler au-dessus des toits. Elle se dirigeait vers eux en ligne droite, à un point tel qu’il eut le temps de craindre une collision – ou une attaque – avant que l’oiseau vienne se poser sur la main gantée d’Édouard. « Je te présente Ozzy », dit-il en lui caressant les plumes. « C’est mon familier.
— Ton familier? T’es rendu une sorcière?
— J’ai un lien particulier avec Ozzy », répondit-il, tout sourire. « Je suis capable de savoir en tout temps dans quelle direction il se trouve.
— Heu, d’accord…
— Je vois que tu restes sceptique, et c’est parfait comme ça. Je me doutais que tu ne me donnerais pas le Bon Dieu sans confession…
— Qu’est-ce que tu attends de moi, au juste?
— Je veux que tu me mettes au défi. Que tu essaies de trouver si j’utilise un truc. Je veux que tu élimines toutes les possibilités jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une seule…
— Aussi improbable soit-elle », répondit Nico en relevant l’allusion.
— Alors?
— J’aimerais d’abord savoir comment c’est arrivé…
— Quoi? »
Nico lui lança un regard qui voulait dire me niaises-tu? T’as une corneille magique!
« Je vais tout te dire en temps et heure », répondit Édouard. « Mais pour l’instant, je préférerais que tu me testes sans préjugés en tête. »
Nicolas garda le silence un instant. « D’accord. J’embarque. »

dimanche 18 mai 2014

Le Nœud Gordien, épisode 320 : Matinal

Édouard se réveilla au petit matin, enfin reposé mais l’estomac grondant. La matinée était fraîche et belle; il s’habilla et marcha jusqu’à Moka Moka, sur la treizième avenue, un restaurant 24h connu pour deux spécialités : ses déjeuners et ses desserts.
« Bon matin! », lui dit une rouquine guillerette en remplissant sa tasse de café avant même que ses fesses n’aient touché la banquette.
« Je vais être prêt à commander. » Édouard n’en était pas à sa première visite; il savait exactement ce qu’il voulait manger. « Ça va être l’assiette continentale et deux œufs bénédictines au saumon fumé. »
La serveuse lorgna la chaise vide devant lui. « Vous attendez quelqu’un d’autre? »
Édouard fit non de la tête. « À bien y penser, je vais prendre l’assiette de crêpe aux fruits. Mais sans sirop. » La serveuse acquiesça, mais Édouard la vit rayer ce qu’elle avait déjà écrit. « Les crêpes, c’est en plus du reste », précisa-t-il.
« Ooooooo-kay…
— Heu, j’ai faim. Très, très faim.
— Ouais, on dirait… Ce sera tout? »
L’air dubitatif de la serveuse amusa Édouard. « Oui. » Puis il ajouta : « En attendant le dessert. »
Elle le scruta un instant, peut-être pour détecter s’il blaguait ou s’il était sérieux. Elle était mignonne, avec de grands yeux expressifs et le visage constellé de taches de rousseur. C’était l’interaction la plus… normale qu’il vivait depuis un long moment. Il laissa le moment s’étirer avant de pouffer de rire. La serveuse semblait amusée. « Oh! Est-ce que vous avez des journaux?
— Je vous en amène un! »
Les grands titres étaient les mêmes que toujours… Des inquiétudes face à l’économie, un double homicide dans le Nord, des tensions à l’hôtel de ville autour de la reconstruction du Hilltown… De toute sa vie adulte, Édouard n’avait jamais été aussi déconnecté de l’actualité. Il n’était pas peu surpris de découvrir que somme toute, il n’avait pas manqué grand-chose…
Un entrefilet attira toutefois son attention. Il s’agissait des conclusions de l’enquête de la voirie à propos des lumières que plusieurs témoins avaient vu s’élever du Centre-Sud, et que certains avaient même filmées. Les autorités mettaient de l’avant une dysfonction du système électrique, probablement due à un usage illégal des infrastructures.
Édouard savait que ce phénomène n’avait rien à voir avec l’électricité. C’était un indice que les magiciens avaient sans doute noyauté le journal, l’hôtel de ville… Ou les deux. 
Ses trois plats arrivèrent en même temps. Il prit son temps à picorer l’une puis l’autre, savourant chaque bouchée. Après quarante-cinq minutes, ses assiettes étaient vides au trois quarts. Pendant tout ce temps, la rouquine ne laissa jamais descendre son café à moins de la moitié de la tasse. « Je vais prendre une pointe de tarte au citron », dit-il lors d’un de ses passages.
« Vous avez encore faim?
— Non. Mais j’ai encore envie de manger.
— Eh ben… »
Il aurait voulu lui raconter sa traversée du désert, lui dire qu’il se sentait comme un détenu tout juste libéré… Même si sa prison à lui était faite d’une compulsion magique plutôt que d’acier et de béton. En fait, par-dessus tout, il avait envie de parler, tout simplement.
« Je, hum, ce n’est pas dans mes habitudes, en fait, je n’ai jamais fait ça avant, mais… Est-ce que, heu, ça te dirait, un de ces jours, de…
— J’ai un chum », coupa-t-elle. « Mais merci pour la considération. » Elle lui fit un sourire équivoque puis passa à la table suivante.
Édouard soupira. Il envoya un message texte à Alexandre.
Es-tu levé?
                                                                            Pas encore couché.
                                                                            Kess tu devient?
Grosse nouveauté. Tu peux venir?
                                                                            Chu claquer. A soir?
Appelle-moi lorsque tu te lèves.
                                                                            OK. @+
Édouard se retrouva face au beau problème d’avoir devant lui une journée entière sans rien pour l’occuper. Il flâna encore un moment au restaurant avant de quitter en laissant un généreux pourboire. Il retourna ensuite chez lui… Et se mit à méditer.
Les portes de la prison étaient ouvertes… Mais rien ne l’empêchait d’y retourner, cette fois en tant qu’homme libre.
Un peu comme un coureur lesté se sent voler lorsqu’il enlève ses poids, cette méditation – volontaire, le ventre plein – fut facile, voire agréable. Édouard se contenta d’en faire pendant une petite heure, puis il opta pour une promenade.

dimanche 11 mai 2014

Le Noeud Gordien, épisode 319 : Émergence, 4e partie

 La transformation du diagramme en procédé réalisable s’avéra plus complexe qu’Édouard ne l’avait imaginé. Celui-ci devait inclure tous les éléments qui avaient été révélés à son esprit, incluant ceux qu’il avait jugés indescriptibles.
« Ils n’ont pas tous à se trouver là tels quels », précisa Gordon pendant qu’il poussait les tables de son laboratoire contre les murs. « Certains peuvent être remplacés par des substituts ou des symboles capables d’avoir le même effet. C’est là qu’une solide connaissance des principes alchimiques devient utile… » Il lui tendit une grosse craie blanche. « Commence par dessiner les deux cercles sur le plancher. Ensuite, nous définirons les autres éléments avant de les inscrire à leur tour. »
Il leur fallut une trentaine d’heures pour compléter le dispositif. Gordon fut d’une patience angélique pendant toute la durée. Édouard, de son côté, ne ressentit aucune fatigue malgré les heures qui s’accumulaient : sa compulsion n’avait jamais été si bien satisfaite.
« Prends place au centre du cercle », dit Gordon après une dernière vérification que tout s’y trouvait bien. « Visualise le procédé tel qu’il est apparu dans ta tête, sous forme d’idée pure. Ensuite, superpose-le dans ton esprit au dispositif que nous avons assemblé. 
— Je ne suis pas certain de comprendre ce que superpose-le veut dire…
— Essaie, tu vas voir. »
Édouard se mit en état d’acuité et fit suivit les instructions de Gordon. Il ne lui fallut qu’un instant pour qu’il ressente l’impression que le diagramme dans sa tête et celui sous ses pieds s’emboîtaient pour ne faire qu’un, aussi naturellement que les deux moitiés d’une ceinture de sécurité. Il retint son souffle.
Il s’était attendu à ce que l’effet magique se manifeste de façon  concrète – des couleurs chatoyantes, ou peut-être un son de carillon, comme dans les films – mais le seul indice que quelque chose s’était produit fut un frisson intense qui balaya tout son corps comme une vague, apportant avec elle un sentiment de détente profond. Il attendit un instant, puis un autre…
La voix de la compulsion s’était enfin tue. Il avait réussi.
Édouard s’écroula sur le sol du laboratoire, les yeux mouillés par des larmes de soulagement. Il avait presque oublié la sensation d’être libre de sa volonté – même sous l’effet de la poudre brune, une part de tensions demeurait toujours… Mais là… Là! Quel bonheur de n’avoir aucun autre impératif que d’être là, immobile, relax…
Il sursauta en sentant une main toucher son épaule. « Édouard? Tu t’es endormi. 
— Je… ne m’en étais pas rendu compte.
— Tu es épuisé. Va te reposer. Nous discuterons de la suite une autre fois. »
Gordon avait raison. Édouard  lui serra la main et le remercia chaudement avant de retourner à sa voiture. Il conduisit jusqu’à son appartement en cognant des clous, en se giflant pour garder les yeux ouverts. Les mois passés à travailler jour et nuit l’avaient vidé au-delà de ce qu’il avait cru possible. Maintenant que la compulsion qui le poussait en avant s’était dissipée, il n’y avait plus rien pour le garder debout.
Il s’effondra sur son lit moins de quinze secondes après son arrivée.
Quatorze heures passèrent en un clin d’œil. À son réveil, l’impression qu’il devait reprendre le temps perdu lui traversa l’esprit; il ricana du fait de pouvoir maintenant dire non.
Il se tourna dans son lit, tira les couvertures par-dessus sa tête et s’offrit un autre trois heures.

dimanche 4 mai 2014

Le Nœud Gordien, épisode 318 : Émergence, 3e partie

La carrière d’Édouard avait été émaillée de périodes à haut degré de fatigue et d’anxiété, pendant qu’il s’efforçait de transformer des pistes en dossiers, des dossiers en enquêtes, des enquêtes en reportages. Mais il n’avait jamais été aussi épuisé ou tendu qu’en ce moment.
Même sa première vague de travail forcené n’avait pas été si pénible. La poudre brune lui avait permis de modérer ses épisodes compulsifs et s’offrir de véritables repos. Ces oasis de détente lui étaient maintenant interdits; la voix de la compulsion, de plus en plus insistante, l’obligeait à rembourser – avec intérêt – toutes les distractions des dernières semaines. Il travaillait jusqu’à l’épuisement, s’écroulait, puis recommençait au réveil.
Contrairement à son séjour chez les Sutton, Alexandre ne veillait pas à son approvisionnement. Il eut tôt fait de boulotter tout ce qui se trouvait dans son appartement, jusqu’à la dernière conserve, puis en mangeant à la cuiller les condiments qui restaient dans son réfrigérateur.
Après sa première journée sans manger, il se réveilla le ventre creux, conscient qu’il devait mettre à profit ces quelques minutes bénies où la compulsion dormait encore. Il courut au dépanneur du coin et agrippa tout ce qui lui passa sous la main – chips, chocolat, viandes séchées, pains, muffins, céréales sèches… Il laissa de côté tout ce qui nécessitait quelque préparation, sachant que même un mélange à gâteau instantané serait trop difficile à réaliser. Il put ainsi continuer à surfer son impulsion maniaque sans craindre l’inanition.
Durant ces jours-là, l’épuisement le rendit si misérable qu’il se retrouva prostré sur son plancher à pleurer comme un gamin, impuissant à changer son état, mais incapable de le supporter encore longtemps. Deux ou trois fois par jour, lorsque ces crises le frappaient, il pensait céder, ramper jusqu’à Avramopoulos et le supplier de lui laisser prendre l’antidote. Paradoxalement, chaque fois, la compulsion l’empêchait de mettre fin à la compulsion. Lorsque les sanglots ralentissaient, lorsque la flambée s’éteignait, il se relevait en disant : « Assez de temps perdu! Au boulot! » Et il n’y repensait plus jusqu’à la crise suivante…
Après plusieurs jours à vivre dans cette misère, un texto vint déranger son travail.
Il provenait d’un numéro inconnu et ne contenait qu’un seul mot : miroir. Il resta interloqué un instant avant de comprendre et de courir jusqu’à la salle de bain.
Le miroir de la pharmacie ne reflétait pas son appartement, mais montrait plutôt l’image de Gordon. Celui-ci fronça les sourcils en apercevant Édouard. « Tu as l’air très mal en point…
— Vraiment? », répondit-il, sarcastique.
« Je m’excuse de ne pas avoir donné suite à tes messages plus tôt. Les choses bougent beaucoup dans La Cité en ce moment…
— Les explosions de lumière dans le Centre-Sud, c’était vous, n’est-ce pas? » Gordon demeura stoïque. « Je m’en doutais », conclut Édouard. « Gordon, je n’en peux plus, je vais craquer. Dis-moi que tu as trouvé une nouvelle recette, une nouvelle formule…
— Je n’ai pas eu la chance de me pencher là-dessus », avoua le Maître. « J’en suis désolé. Il est peut-être temps que tu demandes l’antidote à Avramopoulos… » Édouard soupira, au bord des larmes. « Je suis désolé », répéta Gordon. « Y a-t-il autre chose?
— Oui », dit Édouard en fouillant dans sa poche arrière. « En fait, c’était pour ça que je voulais te parler… » Il lui montra le diagramme qu’il avait tracé suite à son inspiration soudaine.
Gordon resta pantois. « C’est toi qui a dessiné cela?
— Oui.
— Incroyable!
— Quoi?
— C’est un procédé émergeant. Je ne m’attendais pas à ce que tu en produises un si tôt… je sais que tu as souffert pour en arriver là, mais les résultats sont phénoménaux.
— Ah bon », dit Édouard en jouant l’innocence. « Une sorte de formule magique?
« Oui.
— Une formule pour faire quoi?
— Avant toute chose : brûle ce papier immédiatement.
— Quoi? Pourquoi?
— Il ne faut jamais laisser de traces écrites de nos procédés. Jamais.
— Mais…
— Tu n’as pas besoin du papier, je t’assure. Redessine-le et tu vas voir… »
Avec son doigt, Édouard traça les deux cercles concentriques sur la surface du miroir. Il n’eut pas besoin d’aller plus loin pour être convaincu que Gordon disait vrai. Malgré la complexité du diagramme et les multiples nuances des éléments qu’il avait dû décrire plutôt que dessiner, il en gardait un souvenir parfait. Le procédé émergeant avait la précision et la persistance d’un tatouage mental.
« D’accord. Je ne laisserai pas de trace », mentit Édouard. Il n’avait pas encore décidé s’il allait montrer le diagramme à Alexandre ou non – Édouard voulait partager tous ses secrets, mais Félicia avait laissé entendre que cela pouvait retarder la progression d’Alexandre… Dans un cas comme dans l’autre, il avait déjà décidé qu’il ne le détruirait pas. « Donc, ce procédé… Quelle est son utilité?
Gordon sourit. « Ton esprit t’a montré le chemin vers ce que tu désires le plus. » Édouard retint son souffle. « Tu as trouvé une bonne piste pour briser la compulsion… »
Le cœur d’Édouard bondit. « Comment je fais? »
Gordon éclata de rire. « Si tu voyais comment ton visage a changé d’un coup! Rejoins-moi à mon laboratoire souterrain. Je te montrerai. »
Gordon n’avait pas fini sa phrase qu’Édouard s’élançait vers son manteau.