Durant les longues minutes qui
suivirent, il tenta maintes et maintes fois d’engager la conversation afin de
meubler l’attente. Chaque fois, Hoshmand se contentait de répondre en
monosyllabes, plus soucieux de surveiller le moindre indice que quelque chose
se passait en lui que d’écouter quoi que ce soit provenant de l’extérieur.
De temps à autre, Polkinghorne continuait
toutefois à lui demander s’il ressentait quelque changement. Tantôt il faisait non de la tête, tantôt il se contentait
de pincer les lèvres. Hoshmand n’avait
jamais été enclin à l’extroversion, mais il était devenu carrément avare de
paroles depuis qu’il avait perdu la capacité à trouver l’état d’acuité.
Eleftherios Avramopoulos passa la
tête dans le cadre de la porte. À leur mine déconfite, il comprit tout de suite
sur quoi ses alliés travaillaient. « Si je n’ai pas trouvé quoi faire, qu’est-ce
qui vous fait croire que vous pourrez réussir? »
Polkinghorne ne trouva rien à
répondre à cela.
« Tu ferais mieux d’essayer de
comprendre ce qui lui est arrivé pour nous protéger à l’avenir »,
ajouta-t-il. Polkinghorne devinait que leur maître craignait de se retrouver
dans l’état du pauvre Hoshmand. Depuis leur confrontation avec Tricane, il s’était
assuré de se tenir à une bonne distance du Centre-Sud, allant jusqu’à déménager
ses pénates dans son sanctuaire sous le centre commercial abandonné.
Avramopoulos ajouta d’un ton
nonchalant la goutte qui fit déborder le vase : « Cesse de perdre ton
temps sur une cause perdue! »
Polkinghorne vit Hoshmand
tressaillir et exhaler comme un taureau touché par un picador; comme un
taureau, il chargea Avramopoulos et l’agrippa par le collet. « J’ai passé
toute ma vie à travailler pour toi, à tout faire ce que tu voulais que je fasse »,
cracha-t-il en anglais. Ceux qui confondaient l’embonpoint de Hoshmand pour de
la mollesse étaient toujours surpris lorsqu’il se mettait à bouger si vivement –
tout comme Polkinghorne ou Avramopoulos l’étaient présentement. « Tu aimes
ça, hein, qu’on t’obéisse au doigt et à l’œil? Tu aimes ça avoir ton petit
chien savant? Tu m’abandonnes maintenant que je ne peux plus faire mes
tours, c’est ça? Si c’était toi qui avais été affecté, tu nous ferais
travailler jour et nuit pour trouver un remède! »
Avramopoulos tenta de mettre la main
dans sa poche, là où il conservait toujours sa précieuse statuette. Hoshmand
intercepta son poignet et le tordit assez pour soutirer au maître un
glapissement plaintif. Il se mit à le secouer brutalement. « JE T’AI TOUT
DONNÉ! Mais là, c’est fini. Tu m’entends? Fini! »
Polkinghorne était encore saisi par
la surprise. Il avait cru connaître son homme mieux que quiconque, mais il ne l’avait
jamais vu exploser ainsi. Hoshmand prit son élan pour écraser le jeune visage
du vieil homme. Polkinghorne retrouva ses esprits juste à temps pour retenir
son bras.
« Laurent… » Le prénom de
son compagnon roulait toujours bizarrement sur sa langue; ils avaient coutume
de s’appeler l’un l’autre par leur nom de famille. Mais le murmure eut l’effet
souhaité; même si Hoshmand garda son coude tiré pendant quelques secondes
supplémentaires, Polkinghorne sentit ses muscles se relâcher. Hoshmand poussa
Avramopoulos; déjà déséquilibré par l’empoignade, il roula par terre, haletant.
Hoshmand rajusta ses vêtements,
décrocha une œillade contrariée à Polkinghorne, puis une autre pleine de mépris
à Avramopoulos. Il tourna les talons et partit sans rien ajouter.
« Tu vas devoir t’occuper de
ton petit copain », dit Avramopoulos après que Hoshmand se soit
suffisamment éloigné pour que les claquements de ses talons sur le béton soient
devenus inaudibles. Son visage était rouge comme une betterave. « Parce
que si c’est moi qui m’en occupe, ça
va mal se finir pour lui. Arrange-toi pour le tenir loin de mon regard. Et tu
me dois une faveur pour sa vie, vu que les siennes ne valent plus rien. »
Polkinghorne aurait voulu avoir les
couilles de son compagnon et envoyer Avramopoulos se faire foutre, lui dire que
Hoshmand avait raison, qu’il était injuste et ingrat, d’autant plus qu’il avait
encaissé le projectile de lumière à sa place, sans même savoir si la couleur ne
le tuerait pas. Mais il se contenta d’acquiescer avant de sortir à son tour.