dimanche 27 mars 2011

Le Noeud Gordien, épisode 163 : Catacombes, 2e partie

Hoshmand conduisit Édouard vers le Centre-Ouest jusqu’à un quartier qu’il reconnut sans peine : il s’agissait d’un imposant développement immobilier avorté avant sa complétion. Le promoteur, un proche de l’administration Lacenaire, était disparu avec les millions qu’il avait soutirés de ceux qui avaient cru en son projet ambitieux. Les immeubles étaient pour la plupart inachevés et inhabitables; des graffitis peints sur le béton des structures nues représentaient à peu près la seule touche colorée dans la grisaille ambiante.
Ils s’arrêtèrent devant une structure plus achevée que les autres, dont le destin aurait sans doute été de contenir un magasin grande surface. Malgré plusieurs vitres cassées, des barreaux aux fenêtres interdisaient à quiconque d’y pénétrer. Il n’y avait toutefois rien à l’intérieur pour intéresser d’éventuels intrus, à part peut-être des squatters : le plancher était complètement désert.
Édouard se demandait évidemment à quoi tout cela rimait, mais ses interrogations et ses inquiétudes demeuraient distraites, lointaines, englouties comme tout le reste sous son tumulte intérieur. Il était las de ces envies qu’il ne pouvait ni fuir ni satisfaire; il aurait suivi Hoshmand n’importe où pour peu qu’il puisse l’en libérer.
Hoshmand conduisit Édouard jusqu’à une porte qu’il déverrouilla avant de lui signaler d’entrer.
L’intérieur était non seulement vide, il n’avait jamais contenu quoi que ce soit. La surface dallée demeurait impeccable, sans la moindre encoche ni rayure sous la poussière accumulée. Le plafond suspendu, typique de ce genre de magasin, n’avait jamais été installé : on pouvait voir les armatures de métal et les fils électriques courir dans toutes les directions. La nudité des lieux mettait en exergue l’immensité du plancher.
Hoshmand le conduisit vers un escalier qui descendait jusqu'au deuxième sous-sol, tout aussi désert que le rez-de-chaussée. Le premier signe d’occupation humaine fut une petite pièce où on avait déroulé un sac de couchage à même le sol à côté d’une petite table ronde et de deux chaises. Hoshmand lui fit signe d’entrer.
Dès qu’il eut franchi le seuil, Édouard entendit la porte claquer derrière lui. « Attendez ici », dit Hoshmand avant de s’en aller d’un pas vif. Édouard voulut s’élancer à sa suite pour exiger des explications, mais la porte était verrouillée. Pour la première fois, l’inquiétude passa à l’avant-plan. Comme il l’avait redouté, son téléphone était inutile sous autant de béton… La porte semblait trop solide pour être forcée; il devinait que le mobilier céderait avant de l’entamer s’il s’en servait comme bélier. Il n’eut d’autre choix qu’arpenter frénétiquement la petite pièce pour distraire à la fois ses élans intérieurs et son anxiété.
Il n’avait aucune façon de mesurer le passage du temps; son excitation et son manque de sommeil brouillaient davantage toute tentative d’estimation. Hoshmand revint après un moment à la fois court et interminable.
Il portait une sorte de robe violette dont le capuchon était remonté. Lorsqu’il déverrouilla la porte, Édouard fut tenté de le bousculer pour s’enfuir… Mais la possibilité de se débarrasser de son excitation, ajoutée à la curiosité quant à l’accoutrement de Hoshmand le firent rester et suivre une fois de plus le chemin qu’il lui montrait.
Ils arrivèrent devant une porte à double battants; l’odeur de mèche de chandelle brûlée vint chatouiller les narines d’Édouard juste avant que Hoshmand le pousse rudement jusqu’aux portes; elles s’ouvrirent sans résistance. Édouard déboucha sur une scène qui le laissa bouche bée.
Des silhouettes encapuchonnées se tenaient de chaque côté d’un long tapis rouge; plusieurs tenaient à la main un bâton ou une épée. Des ossements et des crânes, humains en apparence, étaient disposés un peu partout; Édouard ne pouvait dire s’ils provenaient de moulages ou de vraies dépouilles; ils lui paraissaient inconfortablement réalistes. Dans un coin, un cercle rempli de symboles avait été tracé sur le béton à la craie; des ossements couvraient l’espace entre le périmètre et le centre à la manière des rayons d’une roue. Le tableau n’était éclairé que par une série de gros cierges noirs assez espacés pour couvrir la pièce d’ombres vacillantes.
Toutes les silhouettes se tournèrent vers lui alors que Hoshmand le poussait en avant. Il était impossible de demeurer insensible face au caractère à la fois lugubre et solennel du cérémonial. S’il avait vu la scène en vidéo, dans le confort de son salon, il aurait été amusé de reconnaître tous ces clichés déjà anciens au temps de Rosemary’s baby… Mais il avait affaire à des gens qui avaient effacé des souvenirs de sa mémoire, et la tumescence contrainte par ses jeans lui rappelaient douloureusement qu’il avait intérêt à ne pas les sous-estimer. 
La surprise causée par la scène inattendue ne dura qu’un instant. L’investigateur en lui reprit le dessus presque immédiatement : il avait voulu infiltrer l’entourage d’Aleksi? Il y était. Il se souvint que Gordon lui avait parlé d’une éventuelle initiation… Les chances étaient bonnes qu’il s’agisse de la raison du cérémonial. Il n’avait pas à craindre quoi que ce soit : il avait son objectif. Il inspira profondément et redressa fièrement sa posture.
La silhouette la plus éloignée de l’entrée lui fit signe d’avancer. Elle était la seule toute vêtue de rouge profond; à en juger par ses manières et son gabarit, Édouard supposa qu’il s’agissait d’Aleksi. Son hypothèse fut confirmée lorsqu’il prit la parole. « Qu’Édouard Gauss s’approche du trône! »
Édouard vit alors le trône en question… Le meuble massif était couvert des mêmes motifs squelettiques que le reste de la pièce. Les autres suivirent le mouvement d’Édouard alors qu’il s’approchait. Il sentait que Hoshmand le suivait de près, un pas derrière lui.
À trois mètres du trône, Hoshmand appuya sur l’épaule d’Édouard avec une insistance qui ne lui laissait aucun doute : il devait s’agenouiller. Il ne cessa pas pour autant de fixer Aleksi avec tout le calme et la confiance qu’il put trouver. Hoshmand ne relâcha pas sa pression.
 « Édouard Gauss, tu es accusé d’ingérence et d’espionnage. Les secrets de notre société sont plus importants que notre vie, ou la tienne; quiconque les trahit ne peut être que notre ennemi. »
Le sang d’Édouard glaça dans ses veines. Ça n’était pas une initiation : c’était un procès. Soudainement, les épées et les bâtons lui apparurent autrement plus menaçants. 

dimanche 20 mars 2011

Le Noeud Gordien, épisode 162 : Catacombes, 1re partie

Eleftherios Avramopoulos avait passé toute la nuit à préparer la pièce où la cérémonie aurait lieu. Il ne ressentait ni le sommeil ni la fatigue – en guise de premiers préparatifs, il avait justement concocté un procédé qui le soustrairait à l’affaiblissement et qui le maintiendrait au sommet de sa forme au moins jusqu'au lendemain midi.
La salle était enfin prête. Il savait que l’église abandonnée où il avait disputé la Joute contre Gordon servait aussi pour ses rituels; ce genre de vaste espace décoré de vitraux correspondait à merveille à son style, mais Eleftherios favorisait plutôt les os et les crânes qui étaient prisés par les Maîtres qui l’avaient initié il y avait si longtemps déjà. Les os étaient censés signifier la fin de toute chose, la mort qui guette tous ceux en-deçà de la réalisation du Grand Œuvre. Maintenant qu’il l’avait accompli, cette atmosphère de catacombes lui apparaissait comme le symbole de sa supériorité intrinsèque sur tous ceux qui retourneraient à la poussière pendant que lui et les siens continueraient leur glorieuse marche vers l’éternité. Il avait aménagé son sanctuaire avec soin. Quiconque était rompu aux traditions du Collège aurait relevé que chaque détail de la disposition des lieux était porteur de symboles.
Lorsque ceux qui avaient survécu à Romuald Harré s’étaient alliés en un mariage de raison pour favoriser la reconstruction de ce qui avait été perdu, les deux traditions avaient dû négocier un terrain d’entente quant à leurs us et coutumes… De l’école des Seize de Munich, on avait préservé les trois degrés d’initiation et l’éducation successive par plusieurs Maîtres plutôt qu’un seul; de son Collège, on avait adopté le troc de faveurs et les quatre objets de la panoplie des Maîtres. L’interventionnisme du Collège dans les affaires politiques des nations cadrait mal avec la distance que les Seize tenaient à maintenir avec ce qu’ils considéraient de basses entreprises; dans un premier temps, les survivants du premier groupe avaient reconnu que leur ingérence était indirectement responsable de la mort de millions. Ils s’étaient donc rangés du côté des Seize – d’autant plus qu’ils étaient convaincus que leurs rivaux, massacrés par Harré jusqu’au dernier, ne profiteraient pas du vide créé par leur retrait pour prendre le pouvoir. Le retour du balancier avait eu lieu une vingtaine d’années plus tard, lorsque la Seconde Guerre mondiale leur avait appris que la non-ingérence pouvait s’avérer encore plus meurtrière. Les Maîtres s’étaient entendus sur la mesure dans laquelle il leur serait permis d’exercer leur influence sur les masses; c’est ainsi que les règles de la Joute avaient été codifiées – à tout le moins pour la partie située en-dehors du cercle magique.
L’idée de magie… C’était un autre point où les deux traditions achoppaient. Les Seize s’accrochaient aux euphémismes, à l’idée d’art ou de science… Tandis que du côté du Collège, on enseignait explicitement neuf types de magie. Il est vrai que selon la typologie de Giordano Bruno, les premiers types impliquaient seulement une application des lois usuelles du cosmos. La représentation des deux traditions se rejoignait dans leurs différences : là où les Seize considéraient la magie comme une science, le Collège considérait la science comme une forme de magie. Même si privément, il ne s’empêchait pas de penser avec les termes auxquels il était habitué, Eleftherios avait éventuellement accepté la façon de parler des Seize – après tout, les détours contribuaient aussi à protéger leurs secrets contre l’espionnage.
C’est donc dans son lugubre sanctuaire nouvellement aménagé dans un sous-sol du Centre-Ouest qu’il reçut ses élèves pour la cérémonie.
Hoshmand et Polkinghorne arrivèrent à l’heure voulue, au début du crépuscule, la rencontre entre le Soleil et l’horizon. Ils portaient la toge violette et leur panoplie – il ne manquait que la coupe au premier et l’anneau au second pour briguer le titre de Maître.
Félicia Lytvyn arriva ensuite. Eleftherios avait accueilli avec une certaine réticence l’idée d’inclure une femme dans leur « famille », mais Polkinghorne avait fini par le convaincre qu’elle en valait la chandelle. Il prononça donc les paroles qui les liaient en tant que maître et élève sans trop exprimer son dégoût, mais sans joie ni chaleur non plus.
Son visage s’éclaira lorsque Derek Virkkunen entra à son tour, désirable comme toujours. Il était revenu dans La Cité la veille, mais Eleftherios était trop occupé par ses préparatifs pour lui consacrer ne serait-ce qu’une minute. Il portait la toge blanche du novice, aujourd’hui et pour une durée indéterminée… Il avait refusé de progresser au-delà des exercices les plus élémentaires, préférant investir les acquis de son acuité naissante dans la pratique des Beaux-arts plutôt que dans l’apprentissage de cet art supérieur qui lui était offert. Si quelqu’un d’autre avait agi pareillement, il aurait été l’objet des foudres d’Eleftherios, mais pour Derek, c’était différent… Encore plus depuis sa cure de jouvence. Eleftherios avait toujours naturellement gravité vers les créateurs et les penseurs capables d’ébranler les allant-de-soi de leur époque… Même parmi ceux qu’il avait eu la chance de côtoyer, Derek se démarquait. Il était spécial. Unique. Tout aussi content de revoir son amant, l’artiste prit silencieusement sa place, tout sourire.
Ils tirèrent leur capuchon pour dissimuler leur visage pendant que Hoshmand allait chercher la pièce de résistance. Eleftherios était impatient d’observer la réaction de son futur initié… Le caractère inattendu de l’initiation ne manquait jamais de surprendre les nouveaux venus.
Gauss devait déjà avoir commencé à regretter son arrogance, pour peu qu’il ait compris l’origine des émotions et des sensations avec lesquelles il se débattait… Mais il n’avait rien vu encore.

dimanche 13 mars 2011

Le Noeud Gordien, épisode 161 : Surexcité, 3e partie

À son réveil, Édouard découvrit avec consternation que la surexcitation ne s’était pas évanouie malgré cette nuit qui avait fatigué ses muscles et écorché ses genoux… Ses multiples orgasmes et les élans douloureux de son sexe usé d’avoir tant servi lui donnaient au moins une meilleure chance de garder une mesure de contrôle sur ses impulsions… Pour l’instant.
Il aurait dû s’inquiéter de la pérennité de son état, mais ses pensées se tournaient toujours vers cette splendide distraction qui s’offrait à ses yeux. Geneviève dormait paisiblement, le souffle si profond que chaque respiration ressemblait à un soupir. Elle semblait parfaitement heureuse. Édouard avait été surpris de l’entendre crier et gémir ainsi avant qu’ils ne s’endorment… Elle avait joui pour vrai, avait-elle dit. Pourquoi avait-elle été émue jusqu’aux larmes? Il connaissait bien mal cette femme avec qui il avait pourtant vécu si longtemps…
Le drap moulait les moindres détails de son corps. De fil en aiguille, Édouard l’imagina en train d’enlacer sa belle amie Jasmine, avant d’aller les rejoindre sous les couvertes… Et puis…
Édouard fantasmait activement depuis un bon moment déjà lorsque Geneviève s’étira comme une chatte avant d’ouvrir les yeux. Il lui fallut une seconde pour comprendre où elle se trouvait, après quoi elle bondit hors du lit en rougissant. « Il faut que j’y aille. Il est quelle heure?
— Une heure vingt.
— Il faut vraiment que j’y aille… »
Elle tira un drap pour couvrir sa poitrine, comme si sa nudité l’embarrassait. C’était pour le moins étrange après leur nuit folle… Ne sachant que dire, il la regarda rassembler ses affaires et s’habiller à toute vitesse. En moins de deux, elle déguerpissait en lançant d’un ton détaché : « On se voit comme prévu, en fin de semaine prochaine. Même heure que d’habitude? OK, bye! » Elle claqua la porte sans avoir attendu de réponse, laissant un Édouard stupéfié derrière elle.
À nouveau seul dans son appartement, le sexe encore et toujours dressé comme un mât, Édouard se retrouva au point de départ… S’il restait ici, il finirait par se masturber tôt ou tard quoique en ce moment, l’idée seule suffisait à lui faire mal. S’il sortait, l’ivresse du désir le pousserait sans doute vers quelque connerie bien pire que coucher avec son ex…
« Eh merde. J’ai couché avec mon ex ». C’était peut-être cette même réalisation du fait accompli qui avait embarrassé Geneviève jusqu’à la fuite… Il n’avait même pas pensé que la nuit passée puisse avoir quelque conséquence ou ramification …
Il prit une nouvelle douche froide, se rasa, s’habilla et se coiffa en faisant distraitement l’inventaire des connaissances féminines qu’il pourrait contacter plus tard dans la journée. Peut-être que l’une d’elles accepterait de prendre un verre avec lui. Peut-être que Jasmine…
Non! Il en avait marre que ses pensées dérapent sans cesse! Il essaya encore de se changer les idées en se faisant un sandwich, mais c’était peine perdue : la mayonnaise, le jambon, même le pain avaient quelque chose d’érotisant! C’était trop! Il se dit que si rien n’avait changé dans trois heures – 24 heures après l’apparition subite de l’excitation –, il reprendrait la voie de la proactivité. Il n’en avait pas eu besoin jusqu’à présent, mais Alexandre lui avait donné le numéro d’Aleksi… Il l’appellerait pour exiger qu’il fournisse des explications sur son état… Pour le supplier de le faire cesser. En espérant qu’il le puisse…
Il sortit une heure après le départ de Geneviève. C’était une belle journée ensoleillée qui laissait présager les beaux jours à venir. Il ferma les yeux et inspira profondément l’air printanier, à la recherche de bribes de calme et de sérénité dans le tourbillon de passions qui l’agitait.
Lorsqu’il les ouvrit, il vit Laurent Hoshmand stationné devant sa porte. Il aurait juré qu’il n’y avait personne avant qu’il ne ferme les yeux.
« Belle soirée, M. Gauss? »
Il n’avait jamais vraiment vu Hoshmand sourire, mais cette fois, il arborait un air amusé, malicieux. Édouard n’avait pas envie de jouer aux charades. Il demanda : « Qu’est-ce qui m’arrive?
— Quoi?
— Ne fais pas l’innocent. Je veux que ça arrête. 
— Alors il faudra venir avec moi », répondit-il en ouvrant la portière du côté passager.
« Pour aller où?
— Vous verrez bien… »
La présence, mais plus encore, l’attitude de Hoshmand confirmaient ses soupçons. Il avait peut-être réussi à surprendre Aleksi au Den mais manifestement, le jeune homme n’avait pas laissé Édouard avoir le dernier mot. Même si le comment et le pourquoi demeuraient nébuleux, à tout le moins le qui avait trouvé sa réponse…
Édouard prit place dans la voiture.

dimanche 6 mars 2011

Épisode 160 : Surexcité, 2e partie

Édouard s’en alla d’un pas vif, les mains enfoncées dans ses poches, la tête encore remplie des images pornographiques qu’il laissait derrière lui.
Maintenant en public, il ne pouvait plus céder à la tentation de l’onanisme; il n’était toutefois pas encore délivré de cette surexcitation qui l’avait emporté sans raison apparente. L’air frais lui permettrait à tout le moins de maintenir une certaine distance face à ses émotions… Enfin, il l’espérait.
Il se retrouva à attendre le signal du passage piétonnier juste derrière deux jeunes femmes qui bavardaient en riant. Leur seule voix vint encore nourrir le désir qu’il ressentait. L’érection qui ne l’avait toujours pas quitté se vivifia encore. Il dut ajuster son sexe pour dissimuler ce signe trop visible de son état interne… Sans qu’il ne l’ait réellement souhaité, son regard dériva vers les filles en suivant la ligne de leurs corps, de leurs chaussures jusqu’à leurs coiffures si… féminines. Chaque centimètre de leur corps créait chez Édouard un émoi réel où se mêlaient admiration et convoitise. Il les imagina sans peine en train de s’embrasser comme les blondes du film qu’il avait fui, se caressant en attendant qu’il les rejoigne… Il se dit que ces filles étaient bien trop jolies et complices pour n’avoir jamais été tentées par ce genre de rapprochements… Peut-être même qu’elles le faisaient déjà! Il fit un pas pour les aborder et partager avec elles ces bonnes idées.
Elles s’éloignèrent au même instant : c’était au tour des piétons de traverser la rue. Un homme vint trancher la ligne de mire d’Édouard qui réalisa brusquement comment ses pensées avaient dérapé. Il était passé à deux doigts de se couvrir de ridicule!
Il accéléra le pas en gardant les yeux baissés afin de se donner quelques minutes pour réfléchir sans distraction. Il agissait comme s’il était ivre, non pas d’alcool mais de désir; il sentait – il savait – qu’il pouvait perdre le contrôle sur ses impulsions. L’idée d’aborder des étrangères pour suggérer une baise à trois était absurde, il le savait… Pourtant, il s’était apprêté à le faire. Il devait se méfier de ces « bonnes idées » impulsives…
Édouard était terrorisé à l’idée que cet état perdure encore longtemps. Ou pire, qu’il s’accentue. Sans savoir comment c’était possible, Édouard se doutait qu’Aleksi était responsable de cette situation fâcheuse. Il avait su comment rayer une soirée complète de sa mémoire en lui dictant à la manière d’un hypnotiseur… Était-ce une nouvelle manifestation de la même technique? Le professeur Lapointe lui avait assuré qu’il ne pouvait être hypnotisé à son insu. Néanmoins, tout indiquait que…
« Édouard? »
Il sursauta en entendant son nom prononcé par cette voix au timbre si familier. Geneviève descendait un escalier un peu plus loin sur la neuvième avenue. Édouard ne l’avait jamais vue si resplendissante : le moindre geste exsudait la sensualité, les expressions de son visage étaient si charmantes… Il était d’autant plus facile d’imaginer son corps sous ses vêtements qu’il en connaissait parfaitement le moindre détail.
Édouard balbutia une salutation. Il se sentait comme un adolescent maladroit devant la fille la plus populaire de son école. Il demanda : « Qu’est-ce que tu fais dans le coin? 
— Je me suis trouvé un travail », fit-elle en pointant l’endroit d’où elle venait de sortir en rougissant comme une tomate. C’était très sexy. L’édifice n’affichait aucun indice quant à sa nature, sinon le numéro correspondant à son adresse : 1587.
« Je suis crevée, je viens de finir un double shift… Les enfants sont chez maman. Je suis en congé demain. Je vais tellement dormir! »
Édouard ne répondit pas, l’esprit submergé d’images déferlantes et de scénarios extravagants. Elle dut remarquer qu’il la déshabillait du regard. Elle demanda : « Édouard, est-ce que ça va? Tu as l’air… intense. 
— Je, heu, hum, non, je me sens juste, drôle… »
Un silence malaisé s’installa entre eux. Édouard s’entendit dire : « Mon appartement est à deux coins de rue…
— Oui, je sais… » Elle rougit encore en repoussant une mèche de cheveux derrière son oreille. Tellement sexy. « Je sais que j’aurais pu aller te voir… Et que c’est toujours toi qui viens chercher les filles. Mais je suis pas mal occupée ces temps-ci…
— Je ne disais pas ça comme un reproche…
— Oh.
— Je me disais que ça te ferait du bien de prendre un verre avant d’aller te coucher… »
Elle regarda sa montre. « D’accord pour un verre… Mais juste un, je ne resterai pas longtemps, ok? »
Édouard se contenta de sourire et de lui montrer le chemin.
De retour chez lui, il versa deux verres de rhum et coke pendant que Geneviève explorait les lieux d’un air dubitatif. Elle accepta son verre avec un sourire; alors qu’elle le portait à ses lèvres, Édouard passa son bras à l’intérieur de celui de Geneviève pour boire à la manière des amoureux. Geneviève sursauta, mais elle ne se rebiffa pas. Il déposa son verre et empoigna Geneviève en lui mettant une main sur la nuque et une main au creux du dos. Lorsqu’il l’attira pour l’embrasser, Geneviève resta figée par la surprise, comme une biche devant les phares d’une voiture. Le souffle court, elle posa une main sur sa poitrine pour le repousser doucement. « Édouard, es-tu high? » Sa lèvre tremblait légèrement.
« Je ne t’ai jamais autant désirée », susurra-t-il à son oreille. C’était la vérité absolue. Il sentit la réticence de Geneviève fondre. Il l’embrassa à nouveau, mais cette fois, elle retourna son geste avec une fougue qui décupla encore la sienne.
Il leur fallut moins de trois minutes pour se retrouver enlacés et nus sur le carrelage de la cuisine.
Content d’avoir finalement un exutoire pour canaliser toutes ses pulsions, Édouard déferla sur elle à la manière d’un tsunami. Il se découvrit habité d’une énergie apparemment inépuisable… Même l’orgasme n’apportait qu’un bref répit à son excitation; pire encore, chacun rendait le suivant plus difficile à atteindre, de sorte que les moments d’accalmie devinrent de plus en plus espacés à mesure que les heures avançaient. Entre chacun, il retrouvait cet état second qui interdisait toute réflexion, dans un monde entièrement fait d’excitation et de sensualité…
Durant les premiers temps, Geneviève avait pris plaisir à mener leur danse charnelle… Elle avait manifestement appris quelques trucs depuis leur séparation. L’idée qu’elle ait pu élargir ses horizons auprès d’autres partenaires l’aurait agacé en d’autres temps; dans son état d’esprit actuel, imaginer Geneviève baisée par d’autres hommes l’allumait davantage.
Au fil des heures toutefois, la fatigue ralentit leur cadence. Geneviève devint de plus en plus passive; elle ferma les yeux et s’abandonna à ses sensations, apparemment elle aussi dans un état second de plaisirs lascifs.  
Malgré la fatigue, l’enthousiasme d’Édouard n’était en rien diminué. Ses muscles endoloris rendaient ses mouvements difficiles; son sexe irrité ajoutait une dose de souffrance au plaisir de la pénétration. Douleur ou pas, il n’avait aucune intention d’arrêter.
Combien de fois avait-il joui? Il avait perdu le compte quelque part au milieu de la nuit. Mais la dernière fois fut au moment où le soleil commençait à illuminer la chambre… Alors que Geneviève avait passé un long moment dans une transe quasi immobile, elle s’anima soudainement en lui empoignant les hanches, en l’encourageant dans son mouvement, en lui suggérant subtilement un rythme… Il s’adapta sans hésiter, stimulé par cette nouvelle réaction. Alors qu’il suivait ses instructions muettes, la peau de Geneviève devint rosée, puis carrément rouge; elle se mit à gémir, à râler, à hurler. Leurs relations sexuelles passées n’avaient jamais été le théâtre de pareilles expressions. Contre toute attente, l’excitation d’Édouard atteint un nouveau sommet. Il sentit son orgasme poindre à nouveau avant que tout disparaisse dans un éclair de sensations. À bout de souffle, il se laissa rouler à côté du corps tout chaud de son ex-femme. Il lui fallut quelques secondes pour remarquer qu’elle sanglotait. La réalisation eut le même effet que la douche froide. « Qu’est-ce qui se passe? Est-ce que je t’ai fait mal? »
Geneviève essuya ses larmes. Elle tenta de lui répondre, mais chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, elle était traversée d’une nouvelle vague de sanglots.
Au prix d’un effort, elle dit finalement : « J’ai joui… » Édouard comprit alors qu’il ne s’agissait pas de larmes de douleur ou de tristesse. « J’ai joui pour vrai… » Elle pleurait de bonheur.
Son érection revint instantanément, mais il se contenta de se blottir contre elle jusqu’à ce que le sommeil les emporte enfin.