dimanche 27 février 2011

Le Noeud Gordien, épisode 159: Surexcité, 1re partie

Édouard n’arrivait toujours pas à déterminer si sa rencontre avec Aleksi Korhonen avait été un succès ou un échec. Il lui faudrait attendre encore avant de le savoir, mais l’attente s’avérait d’autant plus pénible qu’il ignorait combien de temps elle durerait.
Faute d’avoir sa réponse, il pouvait à tout le moins continuer à se poser la question, à revenir encore et encore sur les détails de leur dernier échange.
De grands pans de l’enregistrement demeuraient inaudibles, les mots échangés noyés par le brouhaha du club. Édouard avait passé l’essentiel de sa journée à identifier et extraire les morceaux intelligibles en transcrivant au meilleur de son souvenir les parties manquantes.
Il était presque certain qu’il avait su impressionner Aleksi, particulièrement au moment où il avait lancé la devise… Ses recherches lui avaient fait découvrir un Eleftherios Avramopoulos dans l’entourage du roi Georges 1er de Grèce; la stupéfaction d’Aleksi laissait croire qu’il existait effectivement un lien avec celui dont il avait emprunté le nom. C’était évidemment impossible qu’il s’agisse du même homme, mais d’autres facteurs pouvaient expliquer ce lien – admiration, identification, filiation générationnelle, émulation, quoi d’autre encore? Ça n’était qu’une pièce de plus dans le puzzle que représentait Aleksi Korhonen. Mais l’objectif avait été atteint : Aleksi croyait qu’Édouard disposait de plus d’informations que ce qu’il savait réellement. Est-ce que ce serait suffisant? Son « à bientôt » final laissait augurer qu’ils se reverraient… Dans quelles circonstances, dans quelles intentions? Rien dans ses enregistrements ne lui permettait de le  prédire.
Préoccupé par son questionnement, Édouard ne porta pas attention à la fébrilité diffuse qui s’installa en lui lorsque le soleil toucha l’horizon. Alors qu’il fouillait ses souvenirs de la soirée, certains éléments s’imposèrent à sa conscience… Le sourire de la belle rousse assise à la table voisine… Ce groupe de jeunes filles qui dansaient en cercle non loin, leurs vêtements collant à leurs courbes, frémissant au rythme de leurs mouvements… Ces couples qui dansaient en se caressant, en se frottant comme s’ils voulaient entrer l’un dans l’autre…
Édouard avait baigné toute la soirée dans cet univers de sueur et de séduction sans y porter attention. Maintenant, c’était comme s’il ne pouvait plus penser à autre chose.  
Il avait l’habitude d’écouter son intuition lorsqu’elle lui signalait des pistes, même lorsqu’elles apparaissaient insignifiantes. Il se mit donc à chercher des informations sur les boîtes de nuit de La Cité, puis des vidéos de pistes de danse. De clics en clics, il dériva vers des liens qui suggéraient des vidéos de plage, de spring break et de bikinis… L’état diffus qu’il avait ressenti sans le remarquer prit la forme d’une excitation inhabituelle, mais bien réelle. Il s’avança sur sa chaise et se mit à cliquer frénétiquement.
Quarante minutes plus tard, Édouard avait toujours une main sur sa souris, mais l’autre s’activait sous son pantalon. Sur son écran, trois scènes pornographiques hardcore jouaient dans autant de fenêtres. Il les regardait sans cligner des yeux, presque en état second. Toute pensée rationnelle avait été écrasée par la puissance de cette excitation grisante. Le monde s’était effacé derrière des images de lèvres entrouvertes, de peaux luisantes de sueur, de pénétrations rythmiques… Le temps, l’espace, ses questions, ses doutes, son identité même fondirent en une éternité saturée d’érotisme et de désir impérieux.
Un éclair de plaisir et d’extase cathartique fit tout éclater.
L’orgasme lui redonna une mesure de conscience. Tout son corps tremblait alors qu’il constatait avec affolement qu’il venait de faire tout un dégât.
« Qu’est-ce qui se passe avec moi? »
Il n’avait jamais été friand de pornographie – il avait même déjà piloté un reportage montrant l’exploitation commerciale de jeunes immigrantes et les conditions sordides dans lesquelles les boîtes de production œuvraient souvent… Or, son écran affichait deux jeunes blondes qui s’embrassaient farouchement, les mains entre les cuisses; une autre fenêtre montrait une brunette pénétrée de tous les côtés par trois hommes au sexe gigantesque. Une troisième ne présentait que le rectangle noir d’une scène arrivée à sa conclusion. Édouard n’aurait même pas pu dire ce qu’il y avait vu quelques minutes à peine auparavant.
Difficile de croire qu’il ait pu se lancer dans pareille dérape… Alors qu’il tentait de comprendre quelle mouche l’avait piqué, la fenêtre aux blondes attira son regard à nouveau. Les détails de son environnement s’estompèrent; son sexe durcit comme s’il n’avait pas joui quelques minutes auparavant. Le souffle d’Édouard s’accéléra lorsqu’un homme vint rejoindre les deux filles…
Il ferma son écran d’un geste brusque. Il avait failli recommencer son manège sans même le réaliser. « Mais qu’est-ce qui m’arrive? » La chaleur le traversait par bouffées et la sueur coulait à grosse gouttes sous ses aisselles. Il se déshabilla à toute vitesse et plongea dans une douche froide qui ne fit rien pour diminuer son érection. À tout le moins, l’eau glacée et l’absence de stimulation lui permirent de réfléchir avec un brin de cohérence…
L’état dans lequel il se trouvait présentement n’avait aucune commune mesure avec quoi que ce soit qu’il eût connu à ce jour. L’avait-on drogué? Il ne connaissait aucun aphrodisiaque capable de produire un effet si puissant… L’expression fou de désir ne lui avait jamais paru aussi littéralement juste.
Peu importe la cause, il devait absolument créer une diversion contre ses propres envies, sans quoi il retomberait sous peu dans le même genre de bassesses qu’il avait réussi à éviter de justesse… Il s’épongea et s’habilla en vitesse. Une marche dans la fraîcheur printanière lui changerait probablement les idées.
Il enfila son manteau et courut presque vers la dixième avenue au-delà de sa porte. 

dimanche 20 février 2011

Le Noeud Gordien, épisode 158: Passe-partout, 2e partie

Maintenant qu’elle avait baissé les bras quant à la recherche d’une solution pour débloquer les comptes compromis, l’adrénaline laissait la place à la fatigue et la lassitude. Mélanie Tremblay ne pouvait pas se présenter devant Jean Smith dans cet état. Elle avait besoin d’une douche et de vêtements propres.
Elle se rendit chez elle sans vraiment remarquer quoi que ce soit sur son chemin. Elle se sentait étrangère à elle-même, comme dans ces pénibles rêves de bateau en train de couler ou pris dans une tempête, où elle était confinée au rôle de victime impuissante…
Elle laissa tomber son sac, son manteau et sa veste sur le sol au moment même où elle franchit le seuil de son logement. Elle avait déboutonné son chemisier à moitié lorsqu’elle perçut un bruit au salon. En d’autres circonstances, elle en aurait été terrifiée; dans son état d’engourdissement actuel, ça n’était qu’une couche supplémentaire d’irréalité ajoutée au mauvais rêve où elle était prise.
Elle passa au salon pour découvrir Félicia Lytvyn assise au milieu de son sofa. Chose rare, elle n’était pas vêtue de blanc, mais plutôt d’un tailleur anthracite d’un style ressemblant à ceux qu’elle favorisait elle-même. Le petit chat qu’elle avait recueilli la veille ronronnait sur ses genoux, le ventre offert à ses caresses. Mélanie remarqua distraitement que Félicia avait déposé une valise roulante non loin de ses pieds.
Une pointe de colère et d’indignation émergea brièvement – qu’est-ce qu’elle faisait là? Qui l’avait laissé entrer? Qui avait désactivé le système d’alarme? – mais la fatigue eut le dessus.
 « Tu as vraiment une sale gueule », dit l’intruse d’un ton amusé.
« Je n’ai pas le temps pour tes niaiseries », répondit Mélanie d’une voix traînante.
Félicia parut contrariée que sa présence crée si peu d’effet. Son visage se durcit. « Pourquoi tu ne me dis pas ce qui ne va pas? Je peux t’aider… »
Mélanie eut  un rire de dérision. « Toi, tu es bonne pour causer des problèmes. Tu es la dernière personne à pouvoir m’aider…
— Tu n’as pas dormi de la nuit parce que j’ai utilisé le passe-partout de mon père. »
Mélanie figea sur place. Son cerveau ralenti par sa nuit de travail eut besoin de plusieurs secondes pour comprendre les paroles de Félicia.
M. Lytvyn avait été le seul à connaître la nature précise du passe-partout. Une poignée de ses plus proches collaborateurs en connaissaient l’existence, pas plus. Il aurait été tentant de croire que le vieil homme avait laissé le passe-partout en héritage à sa fille unique, mais Lev Lytvyn ne l’aurait jamais consigné par écrit… L’idée était que le pouvoir demeure à lui et à lui seul, pas de risquer d’en perdre le contrôle d’un seul coup advenant une fuite ou quelque traîtrise. Par ailleurs, il avait toujours soigneusement tenu Félicia à l’écart de ses activités criminelles. La thèse de l’héritage était pour le moins improbable.
Malgré tout, le passe-partout avait bel et bien été utilisé. Et elle le savait.
Un déclic se produisit alors dans l’esprit de Mélanie. Je crains pour ma vie parce qu’une enfant gâtée la met en danger. L’adrénaline l’habita à nouveau comme la marée montante. Ses oreilles se mirent à bourdonner; toute la périphérie de son champ de vision disparut. Il n’y avait plus que sa rage et Félicia.
Pendant tout ce temps, elle n’avait cessé ses déblatérations. « Tu sais, tu n’es pas mieux que les autres. Personne ne me prend au sérieux. Tout le monde me traite comme si j’étais incapable de quoi que ce soit. Maintenant, je t’ai prouvé que ngh!… »
Mélanie s’était jetée sur Félicia pour lui tordre le cou. Le chaton déguerpit instantanément avec un petit miaulement plaintif. En proie à la frayeur et à la surprise, Félicia se tortilla pour se soustraire à l’emprise de Mélanie en tirant à deux mains sur l’une des siennes. L’étau se desserra légèrement; elle avala une bouffée d’air avec le désespoir d’une nageuse en train de couler.
La victoire de Félicia fut aussi partielle que momentanée. Mélanie se mit à la frapper de ses deux poings avec tant d’ardeur que Félicia ne put rien faire sinon couvrir sa tête de ses deux bras.
Mélanie n’avait aucune intention de ralentir la force ou le rythme de son assaut, mais soudainement, tout son monde fut remplacé par un flou blanc, sans image, sans bruit, sans la moindre sensation.
Lorsque ses perceptions revinrent graduellement, elle découvrit qu’elle gisait par terre, adossée au sol du salon. Elle ne pouvait pas bouger, pas même cligner des yeux. Félicia était accroupie, son visage à quelques centimètres du sien. Elle affichait un rictus moqueur sans cacher sa satisfaction.
« Je ne savais pas si ça marcherait… Encore cet automne, je n’aurais pas été capable de réussir ça… » Elle se redressa. « Ça m’a pris deux jours à le préparer, mais ça en valait la peine, hein? » Elle enfonça la pointe de son soulier dans les côtes de Mélanie. « Je n’aurais jamais cru que je m’en servirais avec toi… À quoi tu penses, m’attaquer en barbare comme ça? Moi! » Elle augmenta la pression. C’était très douloureux, mais Mélanie ne pouvait l’exprimer d’aucune façon, pas plus qu’elle ne pouvait s’en soustraire. Tout son être criait en silence… Avait-elle été empoisonnée? Électrocutée au Taser? Une partie d’elle concluait que la preuve était faite : toute cette affaire n’était qu’un mauvais rêve.
« J’aurais voulu que tu m’écoutes lorsque je suis revenue d’Europe… Je t’ai donné une dernière chance de me prendre au sérieux… Dis-toi que tout ça, c’est de ta faute. »
Elle posa son talon sur le cou de Mélanie, puis elle appuya de plus en plus fort, comprimant ses voies respiratoires. Une terreur sans nom l’habita toute entière. Lorsqu’elle sentait son visage rougir, Félicia relâchait la pression pour mieux recommencer…
Heureusement, elle se lassa vite de son manège. Elle disparut du champ de vision de Mélanie pour faire un appel. « Oui, c’est moi… J’aurais besoin d’une faveur… c’est important. Une excision de souvenirs. Non, non, c’est parfait comme ça. J’ai mon matériel. Non. Ok. On se voit tantôt. Bye. »
Félicia roula sa valise à côté de Mélanie. Elle murmura à son oreille : « J’ai besoin que tu m’aides, de gré ou de force. Tu as eu ta chance, tu es passée à côté… Mais ça ne change rien. Tu es à moi maintenant. »
Elle lui ferma les paupières avant d’ajouter : « Oh, en passant, j’ai débloqué l’accès aux comptes. Personne d’autre ne saura que j’ai le passe-partout. Tu n’as plus à t’inquiéter de ça. Ça te fera une pensée positive pour t’accompagner… Parce que je ne te mentirai pas, les prochaines heures vont être inconfortables…
Mélanie découvrit un nouveau sommet à la terreur.
« La bonne nouvelle, c’est qu’une fois que j’en aurai fini avec toi, tu ne t’en souviendras plus… »
Ces paroles ne firent rien pour la rassurer. 

dimanche 13 février 2011

Le Noeud Gordien, épisode 157 : Passe-partout, 1re partie

Mélanie Tremblay s’aspergea le visage d’eau froide avant de dire à son reflet dans le miroir : « C’est fini. Je suis faite. »
Elle reconnaissait à peine cette femme, aux yeux bouffis et au maquillage estompé. Durant des moments d’attente, elle s’était grattée compulsivement sans s’en rendre compte : la base de son cou et son front étaient rougis du passage répété de ses griffes. Le style chic et épuré de la salle d’eau semblait mettre encore plus en exergue le désastre de son visage. Elle n’avait jamais été si moche sur son lieu de travail. Au moins, personne ne pouvait la voir…
Lorsqu’elle s’était présentée au bureau pour découvrir l’origine de cette alerte dont la nature était cachée à ses subordonnés, elle s’était attendue à quelque chose de sérieux, mais qu’elle pourrait arranger promptement…
Avant qu’elle ne finisse de lire l’alerte décryptée, une sueur froide ruisselait déjà de sa nuque au creux de son dos. Elle avait immédiatement renvoyé tous les employés pour la soirée, même le personnel d’entretien : elle ne devait être dérangée sous aucun prétexte. Elle s’était mise à écrire, à téléphoner, à faire jouer ses sources et ses contacts de par le monde… Le soleil s’était levé sans qu’elle ne le remarque. Elle n’avait pas ralenti ses efforts depuis des heures mais tout son travail avait été vain.
Comme elle le craignait, elle n’avait pas pu défaire ce qui avait été fait. Toute cette situation la laissait dans une position impossible. À défaut d’intervenir sur la cause, elle devait maintenant considérer les conséquences… Et ses options. 
Tout son corps tendait vers la fuite, mais sa tête savait que cette pseudo-solution ne serait qu’un sursis. Si elle disparaissait soudainement au même moment où l’ex-clan Lytvyn perdait le contrôle sur ses millions engrangés, elle enverrait à tous le message qu’elle les avait empochés… Elle n’ignorait pas les moyens dont disposaient ses associés lorsqu’ils voulaient vraiment retrouver quelqu’un. Elle savait aussi qu’ils ne manqueraient pas de traquer quiconque s’avérait responsable d’une trahison à cette échelle…
Même si elle restait… Pourraient-ils croire qu’elle fût innocente? Pourraient-ils la croire sur parole? Elle imaginait qu’ils l’interrogeraient jusqu’à la briser pour en être certains. L’idée d’être à la merci de criminels de carrière, sans empathie ni compassion, n’était pas plus attirante.
Elle s’épongea le visage et jeta la serviette dans un panier. À la sortie de la salle d’eau, elle vit la ville qui s’éveillait en contrebas. Pour la première fois de sa vie, elle contempla l’idée de mettre fin à ses jours. Elle se trouvait à un carrefour où toutes les directions menaient à un cul-de-sac… Au moins ainsi pourrait-elle conserver le contrôle sur sa vie. Au moins ainsi pourrait-elle écourter la peur et la douleur en les réduisant à quelques instants à peine. Ensuite, plus personne ne pourrait lui faire de mal, la torturer, la violer, lui faire payer un geste qu’elle n’avait pas commis.
Elle écarta l’idée. Elle devait aller voir Jean Smith directement. Il avait connu Lev Lytvyn, il savait contre quoi elle se débattait. Elle avait sa confiance. Jouer franc jeu représentait sa seule chance de s’en sortir indemne. Ils étaient tous des victimes de cette situation, mais pourrait-elle le convaincre?
Il y avait encore la question de qui avait utilisé le passe-partout…
Plusieurs années plus tôt, Mélanie Tremblay avait fait valoir au Conseil Central comment son savoir-faire pouvait leur ouvrir des portes – à la fois en blanchissant une plus grande portion de leurs revenus et en faisant fructifier l’argent blanchi –. Elle avait eu à composer avec la méfiance chronique de M. Lytvyn qui accueillait avec perplexité l’idée de remettre pareils pouvoirs entre les mains d’une nouvelle venue dans la jeune vingtaine. En collaboration avec ses banquiers et à l’insu de Mélanie, il avait fait installer une série d’alertes et de sauvegardes qui le rendaient capable à la fois d’être averti de toute transaction louche mais aussi d’assurer un contrôle instantané et total sur la totalité de ses avoirs.
À l’époque, Mélanie avait été piquée par ce manque de confiance tout en reconnaissant que pareilles sommes justifiaient une bonne dose de prudence.
Les années avaient passé; le vieil homme en était venu à confier à Mélanie l’accès aux alertes de manière à lui permettre de réagir instantanément au besoin. C’est lui qui avait instauré cette notion d’alerte opaque – nul autre que Mélanie ne pouvait avoir accès à ces informations top secret. Mais il n’avait jamais été question de confier à quiconque le code passe-partout; elle était persuadée que M. Lytvyn l’avait emporté dans la tombe.
Qui donc avait pu en user hier soir afin de bloquer l’accès aux comptes? 

dimanche 6 février 2011

Le Noeud Gordien, épisode 156 : Infiltration, 3e partie

« Oh, je m’excuse… Est-ce que j’aurais dû t’appeler par ton autre nom? »
La surprise d’Eleftherios était si totale qu’il dut feinter une quinte de toux pour trouver quelques précieuses secondes pour se ressaisir.
« Hum, heu, il doit y avoir une erreur, je m’appelle Aleksi, seulement Aleksi… »
Édouard Gauss versa du rhum dans les deux verres avant d’en pousser un dans sa direction.
« Je comprends… Aleksi en public », répondit-il avec un clin d’œil et un sourire complice. Gauss semblait détendu, en pleine possession de ses moyens. Il était vêtu d’un complet des plus élégants. La cravate était de trop, mais le résultat n’était pas moins sexy. Des pensées lubriques traversèrent le cerveau d’Eleftherios aussi soudainement qu’un coup de foudre; il s’efforça de les ignorer, de les tenir à l’écart. Il n’avait pas besoin d’une distraction de plus!
Il dit à Gauss : « Je, hum… Qui êtes-vous, au juste? »
Gauss fit mine de ne pas avoir entendu la question. « Notre discussion de l’autre soir m’a un peu laissé sur ma faim… Je n’avais pas envie d’attendre que tu me la rappelles pour la poursuivre… »
Eleftherios scruta Gauss pendant un long moment, stupéfié. Le journaliste avait réussi à outrepasser le mur derrière lequel ses souvenirs avaient été rangés… Eleftherios connaissait quelques façons d’y arriver, mais aucune n’aurait dû être à la portée d’un non-initié…
Son jeu était éventé; pouvait-il continuer à nier être autre chose qu’Aleksi? Il fut tenté de prétexter un malaise pour s’enfuir… Machinalement, sa main s’enfonça dans sa poche pour y trouver la surface lisse de sa précieuse statuette. Ce soir, toutefois, ce contact ne lui offrit aucun réconfort.
Après ce qui parut une éternité sans un mot, Gauss dit nonchalamment : « J’ai parlé à Gordon… 
— Tu as parlé à Gordon », dit Eleftherios sur un ton qui signalait son incrédulité, regrettant instantanément ses paroles. Il ne pouvait plus jouer l’innocent : Gauss avait forcé sa main. Il n’avait plus d’autre choix qu’aller de l’avant. « Gordon est venu te voir, comme ça? 
— Oui et non », dit Gauss avec un sourire mystérieux. « Hoshmand et toi savez ce dont je suis capable lorsque je décide d’être proactif, hein? »
L’explication était plausible. Après tout, Gauss avait bien réussi à trouver Eleftherios… deux fois plutôt qu’une! Plus important encore, l’acuité d’Eleftherios – la part qui n’avait pas été dissipée  par l’alcool – lui confirmait qu’il ne mentait pas. Pourtant, tout ça ne ressemblait pas à Gordon… Même s’ils se trouvaient entre deux tours de la Joute, il n’ignorait pas qu’on pouvait retenir contre lui le fait qu’il se soit adressé directement au pion de son adversaire…
En portant son verre à ses lèvres, Eleftherios demanda d’un ton sec : « Et de quoi avez-vous parlé? 
— De tout, de rien », répondit Gauss avec le même sourire énigmatique. Eleftherios remarqua alors comment il faisait tinter la bague qu’il portait à l’annulaire contre son verre. Ce geste subtil – si typique de Gordon! – finit de le convaincre qu’il disait vrai. Son respect pour Gauss crut encore. Il avait le raffinement d’un Maître dans ses manières. C’était incroyablement sexy…
Eleftherios lui leva son verre avant de prendre une autre gorgée de rhum. Gauss lissa le revers de son veston en disant : « Il a parlé de mon initiation… »
Eleftherios s’étouffa et faillit recracher son rhum.
À ce moment précis, la clameur du salon privé s’accentua; un mouvement se créa, comme si toute l’assistance du club était aspirée vers son centre. Un tonnerre d’applaudissements, de sifflets et de cris admiratifs retentit pour saluer l’arrivée d’une procession flanquée de gardes du corps qui accompagnèrent les nouveaux venus jusqu’à la section réservée. Curieux, Édouard se leva pour entrevoir qui pouvait être à l’origine de cette commotion. Eleftherios se leva à son tour, déterminé à poursuivre la conversation, mais Gauss dit plutôt : « Ah! C’est donc pour ça qu’il y a du monde comme ça ce soir! 
— Comment? C’est qui?
— Ma plus vieille a un poster d’eux dans sa chambre… Je les imaginais plus grands, surtout celle-là... » Il pointa un petit bout de femme dans la jeune vingtaine toute vêtue de dorures. « C’est, heu… Je ne me souviens plus… Voyons… Je l’ai sur le bout de la langue… » Il haussa les épaules et se rassit. « Peu importe, hein? »
Eleftherios ne cachait pas l’agacement causé par cette interruption. « Tu disais que Gordon t’initierait? 
— Je n’ai pas dit ça. En fait, il semblait dire que toi, tu le ferais… »
Eleftherios enfouit son visage dans ses mains. Toute cette situation lui faisait tourner la tête – sans parler du rhum et du vin! Qu’est-ce que c’était que cette histoire où son pion venait à sa rencontre pour lui parler d’initiation! Il aurait voulu renvoyer Gauss chez lui et oublier toute cette soirée, mais le pouvoir de la statuette avait échoué une fois… Il ne pouvait pas se rabattre sur cette solution.
Lorsqu’il releva la tête, il vit que le regard de Gauss était encore tourné vers l’effervescence autour de la zone réservée. Sans regarder Eleftherios, il murmura, assez fort pour être entendu : « Ma force est l’amour de mon peuple… 
Quoi? » Gauss ne répondit pas à l’exclamation d’Eleftherios. Il prit une gorgée de rhum en lui lançant un regard soutenu qui disait : tu m’as bien compris
Il venait de citer la devise du roi Georges 1er. Comment avait-il pu savoir?
C’est à cet instant qu’Eleftherios arrêta sa décision. Il n’avait pas initié personnellement quelqu’un depuis, quoi, vingt-cinq ans? Et encore, c’était essentiellement Hoshmand qui avait formé Espinosa. Depuis qu’il s’était intéressé à Gauss, ce dernier n’avait cessé de le surprendre.
Il allait l’initier.
La décision prise rendait la situation moins pénible… Eleftherios lui fit un sourire sincère. Il était plutôt excité par la suite des choses. Il se leva et donna deux tapes dans le dos de Gauss. Il lui murmura à l’oreille : « À bientôt » avant de tituber vers la sortie.
Après quelques pas, il se retourna discrètement pour constater que l’air d’aisance presque arrogante de Gauss avait déjà été remplacé par une expression perplexe. Eleftherios eut l’impression satisfaisante d’avoir finalement repris le dessus.