Karl Tobin
traversa le seuil pour se trouver dans une sorte de salle d’attente sur
laquelle veillait une réceptionniste. « Présentement, nous avons quatre hôtesses
disponibles », récitait-elle au téléphone à un client. « Mélissa est
une jolie étudiante brune aux cheveux longs. Cindy est une très grande blonde.
Rachel est blonde elle aussi, avec de belles rondeurs. Léa, elle… Oui, c’est
possible. Je… Cet après-midi? Ce serait possible à 3h30. Oui, c’est ça. À quel
nom? D’accord. Merci, au plaisir de vous voir, cet après-midi, 3h30. »
On devinait
au ton de sa voix qu’elle avait dû répéter ces informations trente mille fois,
dans l’ordre et dans le désordre. C’était une jolie femme, mi-trentaine. Elle
avait les yeux cernés et des manières nerveuses. Elle fit un sourire professionnel
mais sans joie à Tobin avant de lui dire d’un ton sirupeux :
« Désolée du délai. Que puis-je faire pour vous?
— Je suis
venu voir ton boss.
— Il n’est
pas disponible en ce moment », répondit-elle comme elle répondait sans
doute à toutes les demandes du genre. « Est-ce que je peux prendre un
message? »
L’imposant Tobin
s’accouda au comptoir et rapprocha son visage de celui de la téléphoniste; elle
sembla rapetisser par contraste. Pour contrebalancer sa posture intimidante, il
dit d’une voix calme : « Tu vas dire à M. Szasz que Karl Tobin veut
le voir. S’il te plaît. »
À la mention
de son nom, la téléphoniste tressaillit. L’avait-on avertie de sa venue?
Comment aurait-ce été possible? Quelle qu’en fut la cause, elle composa trois
chiffres sur son téléphone.
« Oui…
Un monsieur veut vous voir… Karl
Tobin… »
Du tac au
tac, on entendit une porte s’ouvrir au fond d’un couloir attenant. En cinq
secondes, Szasz était dans la salle d’attente, une main dans le dos – sans nul
doute refermée sur la crosse d’une arme.
« Tobin.
Je pensais que t’étais mort. »
Karl haussa
les épaules. « Peut-être que je l’étais. Mais ça va mieux, à c’t’heure. »
Les deux
hommes s’échangèrent un regard soutenu chargé de tensions et de menaces. La
téléphoniste eut un mouvement de recul, craignant peut-être que la violence
explose. Plus loin, dans l’une des salles fermées, un client jouissait en
grognant.
Finalement,
Szasz dit : « Ça va être correct, Gen. » Il fit signe à Tobin
d’avancer dans le couloir. L’idée d’avoir derrière lui un homme sur la
défensive, armé et probablement hostile ne lui plaisait guère, mais Karl
obtempéra.
Le bureau de
Szasz se trouvait tout au bout du corridor. Il fit signe à Tobin de s’assoir
sur une chaise usée et chambranlante; il s’assit quant à lui dans un fauteuil de
cuir encore neuf. Avec ostension, il déposa devant lui le pistolet qu’il avait
effectivement porté; il lui suffirait d’un mouvement pour l’empoigner et en
user.
« Qu’est-ce
que tu viens faire ici?
— Je
m’intéresse aux Sons of a Gun ces
temps-ci…
— Ben, va les voir. Qu’est-ce que ça peut me faire?
— C’est parce
que, vois-tu, y sont pas mes amis. Et y’a quelqu’un qui m’a dit qu’y étaient
pas tes amis non plus.
— Ah ouais?
Qui t’a dit ça?
— Gian… Jean Smith.
— Tu
travailles pour lui?
— Nope.
— Alors c’est
quoi ton but là-dedans?
— Vendetta.
— Si Smith
t’aide, tu réalises que c’est probablement parce que ça le sert aussi?
— M’en
fous. »
Szasz
s’avança sur son siège. « Tu sais quoi? Moi aussi je m’en fous, au fond. J’ai
peut-être quelque chose pour toi. Mais si tu veux agir là-dessus, tu vas avoir
besoin de bras…
— Dis-moi ce
que tu as à me dire, je m’occupe du reste. »
Szasz scruta
Tobin en silence, comme s’il pesait le pour et le contre. Après un moment, il
haussa les épaules. « À toi de voir ce que tu vas en faire, mais paraît que
toutes les grosses têtes des Sons of a
Gun vont être en rassemblement à Grandeville, samedi dans deux semaines…
— C’est tout
ce qu’il me fallait », dit Tobin en se levant. Il tendit la main à Szasz
qui hésita un instant avant de la prendre. « Merci. Je t’en dois
une. »
Sa visite suivante
chez les hommes de Batakovic fut pour le moins intéressante. Lorsqu’il sortit
de leur repaire, Tricane l’attendait. Elle lui dit : « Alors
alors? »
Pour toute
réponse, Tobin hocha la tête gravement. Tricane éclata de rire. « Eh bien,
mon Karl, tu vas te repayer en grande… Yeux pour œil, dents pour dent!
— Il me
manque encore une chose… Je voulais te demander…
— Demande,
demande!
— Tu sais
lorsque tu me surprends des fois… Comment tu peux décider quand je te vois et
quand je ne te vois pas? »
Le sourire de
Tricane s’élargit : elle subodorait la suite.
« Est-ce
que tu, genre, pourrais le faire pour moi? »
Elle éclata
de rire en battant des mains comme une fillette excitée. « Oh oui! Pour
toi, je vais le faire! »
Un tout petit
sourire satisfait apparut sur les lèvres de Tobin.