dimanche 26 septembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 139 : Punitions, 4e partie


Hoshmand observait la scène à l’écart, soucieux de ne rien manquer. Décidément, ce garçon ne finissait pas de le surprendre!
Le jeune Espinosa était assis au milieu du sofa. Eleftherios Avramopoulos se tenait devant lui les bras croisés, affichant un sourire que Hoshmand savait être faux. Hoshmand devinait que Gianfranco se débattait avec mille questions, qu’il devait être tendu comme un ressort, mais bien peu d’indices le montraient. Il contrôlait bien ses émotions : il avait bien retenu ses leçons.
Il vit Avramopoulos mettre la main dans sa poche pour toucher cette mystérieuse statuette qu’il portait en permanence. Hoshmand aurait donné beaucoup pour l’étudier, encore plus pour la posséder, mais aucune faveur n’aurait pu convaincre Avramopoulos de s’en départir, ne serait-ce qu’une journée. C’était un outil puissant qui lui permettait d’accomplir en quelques secondes ce qui, pour n’importe qui d’autre, aurait été un très long processus.
Avec l’autre main, l’homme toucha le front de Gianfranco. « À partir de ce moment et jusqu'à ce que je décide autrement, tu ne peux plus bouger, sauf la tête. Aussi, tu devras répondre à mes questions avec une sincérité totale, sans mensonge ni dissimulation. » Son sourire avait disparu.
Hoshmand vit la surprise puis la terreur transparaître sur le visage de Gianfranco alors qu’il réalisait qu’il lui était effectivement désormais impossible de se mouvoir.
Avramopoulos attendit quelques secondes; il paraissait savourer le désarroi du jeune homme. « Gianfranco, as-tu découvert quelque chose que tu n’aurais pas dû à propos de M. Hoshmand et moi?
— Oui », répondit-il sans hésitation. Il n’était plus maître de lui-même : la compulsion induite par la statuette choisissait à sa place la réponse la plus sincère.
« Et qu’as-tu donc découvert?
— Hoshmand et toi, vous êtes des tapettes. »
Avramopoulos et Hoshmand échangèrent un regard amusé… Ils ne s’étaient pas attendus à cette réponse! C’était probablement le moindre de leurs secrets. Hoshmand demanda : « Est-ce que je peux lui parler librement?
— Oui… Nous pourrons toujours effacer le souvenir ce soir ou demain.
— Gianfranco, m’as-tu observé pendant que j’étais dans la cabane? »
Gianfranco ne dit rien. Avramopoulos répéta la question; cette fois, il fut contraint de répondre. « Oui, depuis un moment déjà, plusieurs fois par semaine…
— Sais-tu ce que M. Hoshmand y fait?
— Il respire, il médite, il peint ou dessine des caractères.
— Sais-tu pourquoi?
— Non.  
— Pourquoi l’espionnes-tu alors?
— Parce que M. Hoshmand est tellement concentré sur son perfectionnement que toute chose pour laquelle il investit autant de temps doit être la plus importante entre toutes. » À voir les yeux écarquillés de Gianfranco, Hoshmand supposait que la compulsion avait forcé des mots sur ses motivations implicites; il n’y avait probablement jamais réfléchi en ces termes.
Hoshmand dit à Avramopoulos : « Il est normalement indétectable par acuité, mais aujourd’hui, lorsque je suis revenu à la ville, j’ai senti quelque chose… Extrêmement faible, mais le contraste était évident. Quelque chose s’est produit…
— Jeune homme, as-tu essayé de faire comme M. Hoshmand?
— Oui. Mais c’était la première fois! Je le jure!
— La première fois!? »
Gianfranco Espinosa était déjà une espèce rare : une personne sur dix mille, peut-être moins, pouvait passer naturellement dans les mailles de l’acuité.  Hoshmand était lui aussi du nombre. Mais qu’en plus, il obtienne des résultats instantanés… C’était à peu près inédit.
Avramopoulos dit : « Moi, je n’ai rien senti de différent. »
« Ces derniers mois, je travaille sur des variantes de la méditation du Troisième œil… S’il a porté le symbole sur le front, alors…
— …ce serait plus une question de résonnance par similitude qu’un effet réel », compléta le vieil homme. « N’empêche, il y a peut-être moyen d’exploiter cette résonnance… » Il fit une pause. Sans doute réfléchissait-il aux ramifications – et applications – de cette potentialité.
« Gianfranco, je t’ai demandé si tu savais pourquoi Hoshmand agit ainsi. Tu ne le sais pas, soit, mais qu’est-ce que tu penses?
— Je pense que c’est de la magie noire », répondit-il du tac au tac. Il n’y avait ni crainte ni méfiance dans son visage.
— Si c’est de la magie noire, pourquoi essayer de faire pareil?
— Parce que je veux être puissant… » Ses yeux brillaient d’une lueur que Hoshmand et  Avramopoulos interprétèrent sans peine : l’ambition…
Avramopoulos se tourna vers Hoshmand. « Si on l’initie, on risque de perdre l’atout qu’il représente et ce pour quoi nous le formons. »
Hoshmand haussa les épaules. La décision ne lui appartenait pas.
« Tu coucherais avec un homme, Gianfranco? Tu coucherais avec moi? »
Le nez du jeune homme se plissa de dégoût. « Tout mais pas ça! Vous êtes des pervers dégoûtants et je ne veux pas avoir le SIDA!
— NE PARLE PAS DE CE QUE TU NE SAIS PAS! », hurla Avramopoulos sans regard au fait que la réponse de Gianfranco avait été forcée par l’effet de la statuette. « TU NE SAIS RIEN! »
Il fit les trois pas qui le séparaient du jeune homme et le gifla énergiquement une fois, deux fois, trois fois, encore et encore. Toujours paralysé, Gianfranco tomba sur le côté sous les coups sans pouvoir réagir.
Hoshmand savait que s’il s’interposait, la fureur de son maître déferlerait sur lui aussi. Il essaya de créer diversion en commentant : « Hey! Il ne peut pas mentir et il a dit qu’il était prêt à tout… à une exception près. Prêt à tout! Il l’a dit! Il est sincère! »
Le souffle court, le vieil homme s’arrêta. Hoshmand profita de l’ouverture. Il se dépêcha d’ajouter : « Quelle meilleure garantie pouvons-nous avoir? Il est doué et prêt à tout… »
Gianfranco saignait du nez et de la lèvre, la joue collée aux coussins du sofa. En le redressant sur son siège, Hoshmand ajouta : « La façon dont vous vous êtes rencontrés… Le fait que ce soit à un jeune âge, comme moi… Le fait que son indiscrétion ait eu lieu justement un jour où vous êtes en ville… Et si tout ça était une longue manifestation synchrone? Tout nous a conduits à ce moment, non? »
Avramopoulos demeura un instant pensif, puis il s’accroupit jusqu’à être nez à nez avec le jeune homme. « Je t’ai forcé à obéir : tu as la preuve que je maîtrise des pouvoirs que bien peu d’autres hommes possèdent. Tu veux les posséder aussi? »
Un Gianfranco libre de ses paroles aurait peut-être répondu différemment;  sa réponse la plus sincère fut simplement : « Oui. 
— Voici mes conditions. Je t’enseignerai comme j’ai enseigné à mes initiés précédents. Je ne chercherai pas à te séduire ou à obtenir des faveurs de ta part. Outre ceci, tu devras accepter tout ce que je te demanderai. Tu as dit que tu étais prêt à tout, n’est-ce pas? Es-tu vraiment prêt à accepter ma volonté, quelle qu’elle soit? Me le promets-tu?
— Oui », répondit-il d’une voix traînante, les yeux défiants. Sa lèvre commençait à enfler.
« Je prends rarement des apprentis… Lorsque je le fais, je m’accommode mal de leurs réticences… Je vais déjà te faire goûter les conséquences de ta promesse. »
Avramopoulos marqua une pause dramatique.
« Si je ne peux pas t’avoir dans mon lit, personne d’autre ne le pourra. »

dimanche 19 septembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 138 : Punitions, 3e partie

Vingt-quatre ans plus tôt…

Après leur rencontre initiale, Eleftherios Avramopoulos ne sortit jamais vraiment de la vie de Gianfranco Espinosa. Dès lors, le jeune homme reçut chaque année une carte à Noël et une autre à sa fête, chaque fois accompagnée d’un gros billet de banque. Lorsque le Grec revint en personne lui proposer de travailler à nouveau pour lui, Gianfranco accepta sans hésiter. Il avait seize ans.
Il épaula M. Hoshmand dans une série de cambriolages. L’objet de leurs intrusions n’était jamais un objet de valeur, ni même de l’argent : à chaque fois, ils ramenèrent des documents, des livres, des dossiers. Leurs plans étaient si habilement conçus et exécutés qu’ils n’eurent pas à craindre une seule fois d’être pris. On le paya très bien : il aurait pu vivre toute une année sans travailler, mais grisé par l’adrénaline et par la satisfaction d’exceller dans ce genre d’opérations, il continua sur sa lancée… à son propre compte, cette fois.
Pour ses dix-huit ans, Eleftherios Avramopoulos lui proposa de faire ses classes avec M. Hoshmand. Gianfranco avait été à même de constater son habileté quasi surnaturelle à se fondre dans le décor, à esquiver les recherches, à neutraliser autant les serrures que les alarmes. Il fut donc enchanté d’accepter – tout en sachant qu’il aurait à repayer cette faveur en aval, probablement en mettant en œuvre les compétences acquises.
Il aménagea donc à la campagne, dans une grande villa mal entretenue, avec pour seule compagnie Hoshmand et une télévision noir et blanc. Ils disposaient d’un petit jardin et d'un poulailler; pour tout le reste, ils devaient conduire jusqu’au village voisin. C’est dans ce microcosme coupé du reste du monde qu’il reçut sa formation.
L’entraînement auquel on le soumit fut beaucoup plus intense – et varié! – qu’il aurait pu le croire à l’origine. Il y avait bien entendu les techniques d’infiltration et de serrurerie auxquelles Gianfranco s’était attendu, mais également des notions d’autodéfense, de survie, d’électronique, de géopolitique, d’histoire, de stratégie militaire, de gestion administrative...
Hoshmand ne lui apprenait pas à être un meilleur criminel, mais bel et bien tout ce dont un agent secret pouvait avoir besoin. Gianfranco fut surpris par l’étendue des connaissances de son enseignant; son respect pour lui ne fit que croître au fil des semaines.
Alors qu’il était à la villa depuis quelques mois, il se trouva aux prises avec un problème d’insomnie. Un soir, il décida de quitter le lit pour plutôt aller prendre l’air dans le boisé avoisinant.
Il savait qu’une cabane abandonnée pourrissait à l’entrée du bois; il fut toutefois surpris d’y découvrir de la lumière. Intrigué, il s’approcha avec toute la discrétion dont il était capable. Le front collé aux planches moites, les narines pleines de cette odeur de vieux bois, il avait découvert une facette de la vie secrète de M. Hoshmand.
L’éclairage qui avait conduit Gianfranco à la cabane provenait de cinq cierges disposés tout autour de la cabane. Au centre, Hoshmand se tenait debout, complètement nu. Il tendait les bras, les paumes tournées vers le ciel; chacune était peinte d’un caractère qui évoquait quelque alphabet exotique. Son front portait un troisième symbole; étrangement, celui-ci captait la lumière environnante à un point tel qu’il semblait luire par lui-même. Derrière ses paupières closes, Hoshmand semblait entièrement obnubilé par sa méditation, coupé de son environnement.
Perplexe, Gianfranco retourna à sa chambre sans pouvoir davantage trouver le sommeil. Sa curiosité était piquée.
Après ses leçons du lendemain, il retourna discrètement à la cabane pour la trouver complètement vide. Il ne pourrait rien apprendre de plus pour le moment; il eut cependant la bonne idée d’aménager son observatoire de la veille de manière à s’assurer de pouvoir y revenir sans craindre d’être trahi en marchant sur quelque brindille ou feuille morte.
Il découvrit que Hoshmand y venait pratiquement chaque nuit. Sans jamais compromettre sa discrétion, Gianfranco l’observa soir après soir… Lorsqu’il arrivait tôt, il pouvait voir Hoshmand nettoyer patiemment chaque partie de son corps avant de dessiner les caractères sur ses paumes et son front; il méditait ensuite sans bouger pendant des heures. Plus rarement, il traçait des caractères à la craie sur le plancher; il ne quittait jamais la cabane sans les avoir méticuleusement nettoyés à la brosse. Ne dormait-il jamais? Est-ce que ses méditations suffisaient à le régénérer?
Il était évident que le manège de Hoshmand n’était pas catholique, mais l’élève voulait comprendre pourquoi son professeur agissait aussi étrangement. Au fil des observations, Gianfranco se mit graduellement au diapason d’Hoshmand; lorsque ce dernier ralentissait son souffle pour l’approfondir, inconsciemment, Gianfranco ajustait le sien. Lorsqu’il écrivait des symboles sur sa peau ou sur le sol, Gianfranco les traçait dans le vide avec son doigt encore et encore jusqu’à ce qu’il les ait mémorisés.
Un beau jour, alors qu’il savait qu’Hoshmand était au village, il entreprit de singer toute la séquence des gestes qu’il avait si souvent observés. Il se purifia en se nettoyant, il traça les trois symboles et il se mit à méditer… sans que rien ne se passe. L’activité n’était pas désagréable, mais il voyait mal pourquoi quiconque pouvait y passer toutes ses nuits… Assez rapidement, il décida d’en avoir fait assez. Il effaça toute trace de son essai avant que l’autre ne revienne.
Lorsque Hoshmand  revint finalement. Gianfranco était l’image même de la nonchalance, torse nu devant un match de foot télévisé. Hoshmand lui lança néanmoins un regard inhabituel, à la fois prolongé et méfiant…
Le regard à lui seul aurait vite été oublié, mais sans dire un mot, Hoshmand passa au bureau. Gianfranco s’inquiéta de plus belle : s’il y allait, c’était pour téléphoner et Hoshmand semblait ne connaître qu’un numéro : celui d’Eleftherios Avramopoulos. Avait-il été pris en flagrant délit de… Quoi au juste?
Pendant qu’il pouvait encore entendre la voix de Hoshmand étouffée derrière la porte, Gianfranco bondit jusqu’au miroir le plus proche. Son front et ses mains étaient parfaitement propres. Il retourna sur le sofa à toute vitesse lorsqu’il entendit Hoshmand raccrocher.
« M. Avramopoulos veut te parler », dit Hoshmand à son retour au salon, comme s'il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde. « Il est en chemin. »
C’est sans doute une coïncidence, se dit Gianfranco à moitié pour s’en convaincre. Mais quelque chose en lui savait que c’était directement relié à ses indiscrétions… et qu’il aurait à en payer le prix.

dimanche 12 septembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 137 : Punitions, 2e partie

Trente-deux ans plus tôt…

Chaque 19 septembre, les fidèles des environs convergeaient vers Naples pour assister au miracle de San Gennaro. La ville avait son lot de processions et de fêtes religieuses; celle du patron de la ville se démarquait toutefois. Combien d’autres pouvaient compter sur un phénomène miraculeux que tout un chacun pouvait voir de ses yeux? Quelle meilleure preuve que la Sainte Trinité posait un regard bienveillant sur les Napolitains?
Les boutiques et les trattorias bénéficiaient évidemment de l’affluence, mais les pickpockets en profitaient pour essaimer dans les foules massées, moins concernés par la liquéfaction de leur saint protecteur que par l’appropriation des liquidités des naïfs et des distraits. Dans la mouvance des multitudes, il était facile d’accéder aux poches ou aux sacs; les plus hardis s’y lançaient discrètement, rasoir droit à la main, pour entailler les bourses ou le bas des poches pour s’emparer du butin sans même passer par l’ouverture. Ceux qui s’avéraient assez maladroits ou malchanceux pour qu’on les remarque pouvaient encore compter sur la masse pour former un mur involontaire capable de ralentir leurs victimes; ces dernières devaient rapidement abandonner toute poursuite pour se contenter d’agiter le poing en criant des injures.
La nuit était plutôt avancée lorsque Gianfranco alla rejoindre Matteo et Santino à leur point de rendez-vous habituel; à cette heure, la foule était devenue clairsemée, ce qui rendait la chasse d’autant plus risquée. Il rejoignit ses deux frères qui soufflaient et râlaient; leurs dernières tentatives avaient dû échouer. Ils n’avaient pas le talent ni l’habileté que leur grand frère avait développés! Souriant, il tira un paquet de cigarettes pour leur en offrir une tournée. Dès qu’elle fut allumée, Matteo s’étouffa en tirant trop longuement sur la sienne.
« Ahahah! Regarde le bébé!
— Je ne suis pas un bébé!
— Ça sera encore long avant que tu fumes comme un homme! » À neuf ans, Matteo était le plus jeune des trois; ses frères ne manquaient pas une occasion de le lui rappeler. Gianfranco avait quant à lui fêté ses treize ans en juillet.
Ils se rendirent à leur cachette en s’échangeant diverses insultes et autres taquineries. Ils y passaient après chaque ronde de rafle pour y déposer leurs acquisitions. Ils pouvaient ensuite replonger dans la foule sans trop être encombrés – plus important encore, sans tout risquer si on venait à les attraper.
Ils défirent les pans du baluchon pour l’étaler avant de vider leurs poches. Leur journée de travail avait porté fruit : il y avait entre autres des billets de banque, des pièces de monnaie, des trousseaux de clés, plusieurs chapelets – dont un couvert de dorures qui pourrait peut-être aller chercher un bon prix… Ils avaient également mis la main dans quelques sacs de dames pour repartir avec les inévitables cosmétiques, mais aussi un porte-cigarette en argent, un petit miroir pliable des plus élégants et une paire de gants en cuir brun presque neufs. On pouvait voir dans le regard de Matteo et de Santino qu’ils convoitaient cette montre au quartz que ce dernier avait ramenée; le fermoir était cassé, c’est pourquoi elle s’était trouvée dans la poche de son ancien propriétaire.
Ils divisèrent l’argent avant de se séparer les objets. Depuis toujours, la règle était que l’aîné avait le premier choix, suivi du cadet puis du benjamin. Gianfranco choisit gracieusement le porte-cigarette, laissant à Santino le plaisir de garder la montre qu’il avait volée. Matteo s’arrêta sur le chapelet. Ils continuèrent à choisir tour à tour jusqu’à ce que la totalité du butin ait été répartie. Gianfranco se retrouva avec le dernier choix : une sorte de statue grossière et carrément laide. C’est lui qui avait remarqué une grosse bosse dans la poche du veston d’un vieillard. Il avait incisé le tissu en espérant y trouver peut-être un appareil photo; c’est cette roche inutile qui était plutôt tombée. Il l’avait gardée néanmoins en se disant qu’il pourrait peut-être la vendre à des touristes dans le coin de la gare en soutenant qu’elle provenait des ruines de Pompéi.
La journée avait été bonne; les frères retournèrent contents à la maison. À cette heure, ils savaient que leur mère serait couchée; leur père somnolerait quant à lui devant la télévision, trop vanné par sa journée de travail au port pour se soucier des allées et venues de ses fils. Ils se faufilèrent donc jusqu’à leur lit sans qu’on les remarque. En deux minutes, ils étaient endormis.
Une douleur vive sortit Gianfranco du sommeil. Il lui fallut quelques secondes de confusion avant de comprendre que sa mère venait de l’arracher du lit en le tirant par l’oreille. Un Gianfranco échevelé fut ainsi traîné jusqu'au salon. Dès que sa mère le lâcha, il s’appliqua à fixer ses souliers d’un air docile. Il savait que tenir tête à sa mère, c’était lutter contre une tempête… Un insensé pourrait peut-être le tenter, mais il ne pourrait espérer la vaincre. Il valait mieux se mettre à l’abri le temps qu’elle passe.
Il se réfugia donc en lui-même alors que sa mère lui criait son déplaisir sous tous les tons.
« Quelle honte!  Un vaurien! J’ai mis au monde un vaurien qui pousse ses jeunes frères au crime! En plus, pendant la fête de San Gennaro! Ton père et moi, nous nous rompons les reins pour nourrir un petit monstre qui parasite les honnêtes gens! Un mouton noir, voilà ce que tu es! Le mouton noir d’une famille honnête, pieuse et travaillante! Qu’aurait dit ton grand-père, dieu ait son âme, s’il avait su qu’il serait l’aïeul de pareil dévoyé! »
Le flot des remontrances finit par tarir; Gianfranco fut toutefois surpris de l’entendre s’adresser à quelqu’un qu’il n’avait pas encore remarqué. Elle se confondait en excuses en employant les termes les plus distingués de son répertoire. Gianfranco se risqua à jeter un œil au mystérieux interlocuteur. Il craignait qu’il s’agisse d’un agent de la Polizia, ou peut-être d’un Carabinieri. Il n’aurait pu être plus surpris de découvrir qu’il s’agissait de la victime de l’un de ses larcins, un vieil homme d’un air sévère à la chevelure blanche et ténue.
Comment avait-il pu le retrouver alors qu’il n’avait pas même paru réaliser qu’on lui avait fait les poches? Le vieil homme tendit quelque chose à sa mère. Était-ce un billet de banque? Elle regarda dans la direction de Gianfranco qui retourna instantanément son regard vers le sol.
L’homme s’approcha de Gianfranco à pas lents. Sa mère s’éclipsa dans la cuisine. « Regarde-moi, garçon. » Gianfranco leva les yeux. Il parla d’une voix douce. « Tu as quelque chose qui m’appartient. » Son italien était excellent malgré son accent grec manifeste.
Gianfranco lutta pour rester impassible, pour ne montrer ni sa honte, ni sa peur, ni les questions qui lui traversaient l’esprit. « Redonne-moi ma statuette et je t’assure que je ne t’en voudrai pas. Elle a une grande valeur sentimentale pour moi, mais elle ne vaut rien autrement. » Était-ce un piège pour lui faire avouer son crime? Son ton semblait parfaitement sincère. « Alors, tu veux me la redonner? »
Gianfranco fit oui de la tête avant d’aller la chercher dans la chambre qu’il partageait avec ses frères. Lorsqu’il ouvrit la porte, Matteo et Santino tombèrent presque : réveillés par l’admonestation de leur mère, ils s’y étaient collés l’oreille pour connaître la suite – et savoir si eux aussi devaient s’inquiéter.
Il prit la statuette pour la rendre au Grec. Il ne savait pas trop quoi dire; il se contenta de plates excuses. 
— Tu as pris la bonne décision, jeune homme », lui dit-il en posant les mains sur ses épaules. Contre toute attente, le vieillard se mit à chuchoter. « Tu as beaucoup de talent pour avoir réussi à me voler sans que je m’en rende compte. Le genre de talent dont j’ai justement besoin… Ne le dis pas à ta mère, mais j’aurais peut-être du travail pour toi… »
Il déplia un billet de 20000 lires et le posa sur la table. C’était assez pour attirer l’attention du garçon. « Penses-tu que tu pourrais faire à quelqu’un d’autre ce que tu m’as fait hier? » Gianfranco fit oui de la tête. L’air satisfait, le vieux lui dit : « Viens, suis-moi… »
Une grosse voiture était stationnée devant la maison; un jeune homme la surveillait en finissant une cigarette. Il avait vingt ans tout au plus; on pouvait deviner qu’il était très musclé malgré sa petite taille. Dès qu’il les vit s’approcher, il envoya voler son mégot d’une chiquenaude avant de s’asseoir dans le siège du conducteur. Le vieil homme fit monter Gianfranco à l’arrière avant d’y prendre place.
« Comment t’appelles-tu, jeune homme?
— Gianfranco.
— Gianfranco... Très bien. Je suis M. Avramopoulos. Je te présente mon assistant, M. Hoshmand. »
Gianfranco ne dit rien. La voiture démarra. Le Grec et son chauffeur se mirent à discuter dans une langue qu’il ne connaissait pas… Dans quoi s’était-il embarqué? Au cas où, il se mit à réfléchir sur la meilleure façon de s’enfuir si jamais la suite des choses venait à le justifier…
Il découvrirait bientôt que le vieil homme n’avait nullement l’intention de trahir sa parole.
M. Avramopoulos, quant à lui, découvrirait que les talents du jeune homme dépassaient largement le domaine du vol à la tire… 

dimanche 5 septembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 136 : Punitions, 1re partie

Sa main droite encordée à la chaise derrière elle, Félicia continuait à accomplir maladroitement la tâche qu’Espinosa lui avait donnée – non pas en tant qu’amoureux, mais plutôt en tant que maître.

Il n’avait pas crié, il n’avait pas menacé. Il lui avait servi ses remontrances sur un ton posé. « Les actes d’une initiée sont la responsabilité du maître jusqu’à ce qu’elle ait officiellement reçu son titre d’adepte-élève. Tu as manqué de respect à un des Seize… »
Ça n’était pas un manque de respect!, avait-elle pesté intérieurement. C’était juste mon ton! Elle l’a cherché!
« …de quoi ai-je l’air? Je suis très déçu, Félicia. »
Ces quelques mots avaient englouti la révolte sous une marée de honte et de tristesse. Elle aurait préféré qu’il crie.
Il avait ensuite versé le contenu d’une grosse boîte d’épices mélangées sur la table. « Tu devras séparer chaque épice des autres. Si le travail n’est pas bien fait, tu recommenceras jusqu’à ce que je sois satisfait. » Pour compliquer l’accomplissement de sa tâche, il avait ensuite attaché sa main droite à sa chaise avant de la laisser seule. 
C’était la première fois qu’il la punissait. Durant son voyage en Europe, elle avait surpris Polkinghorne en lui avouant s’être toujours soustraite de ces tâches ingrates et répétitives qui semblaient être le lot des autres initiés. Il disait que c’était une bonne façon de développer la patience, l’humilité et la persévérance chez les débutants… Les initiés se prêtaient mieux aux exercices purificatoires et méditatifs lorsqu’ils savaient ce qu’ils encourraient s’ils se montraient inconstants. Pour Félicia, c’était un non-sens : la pratique des exercices qui l’avaient conduite à développer ses capacités n’avait jamais nécessité quelque incitatif.
Il est vrai que Karl Tobin pouvait être vu comme un contre-exemple. À chaque fois qu’elle le rencontrait, son attitude rébarbative lui donnait l’envie de lui secouer les puces! Est-ce que Tricane le punissait? Était-ce la raison de son air sombre?
Il lui avait fallu d’abord apprendre à reconnaître les grains d’épices avant de passer de longues minutes à tâtonner pour trouver un manège efficace. Elle prenait une pincée entre le pouce et l’index gauche; elle l’étalait ensuite devant elle de manière à pouvoir trier les grains. Chaque pincée lui prenait une éternité… Combien de pincées y avait-il dans la boîte?
Alors que les minutes se transformaient en heures et que les grains devenaient de petites buttes de couleurs distinctes, le processus devint de plus en plus automatique.
La concentration fit place à un vide intérieur que son mantra vint spontanément occuper. Lorsque le JE-ME-MOI familier surgit, Félicia sourit : combien de temps depuis qu’elle avait eu besoin d’en user?
La pensée l’amena à remonter le fil d’Ariane de ses souvenirs… Je m’en suis servi récemment… Quand? Pourquoi? Les réponses étaient anormalement évasives.
Soudainement, elle se souvint.
Son désir effacé, inexplicablement endormi malgré tout son amour pour Gianfranco Espinosa. Une partie d’elle l’avait désiré depuis leur première rencontre. Elle n’avait jamais osé agir sur son impulsion jusqu’à ce qu’elle lui demande comme faveur de l’aimer.
Contre toute attente, il avait accepté, mais leur amour était parfaitement asexué à ce jour.
Elle continua à exhumer ces soupçons qu’elle avait oubliés… Les chocolats… Oui! Elle en avait même parlé à Polkinghorne. Il était quasiment impossible qu’elle l’ait oublié. Combien de temps avant que je l’oublie encore? On joue avec mon esprit… Elle arrachait péniblement aux griffes de l’amnésie induite des souvenirs qui y retourneraient dès qu’elle n’y penserait plus… Comment retenir ce que je sais avant que ça disparaisse encore?

Lorsqu’Espinosa retourna observer la progression de Félicia, il remarqua immédiatement que la colère dans ses yeux dépassait de loin ce que la punition aurait pu susciter. Elle n’avait pas avancé autant qu’il aurait pu s’y attendre. Elle avait trié des petites piles d’épices; le reste était étalé devant elle pêle-mêle.
Elle avait tracé des lettres dans le tapis d’épices mélangées. Elles épelaient CHOCOLAT XXX.
Sur un ton tranchant, Félicia lui demanda : « As-tu quelque chose à me dire?
— Tu as raison, nous devons parler. »
Il ne niait pas. Les larmes montèrent aux yeux de Félicia. Il défit la corde qui retenait son bras droit avant de se tirer une chaise. « Tu continueras ta punition une autre fois…
— Alors? »
Avec un soupir, il dit : « Tu m’as demandé que je t’aime, je t’ai donné ce que tu m’as demandé… »
Félicia frappa la table de sa main ouverte. Les petits tas d’épices se mélangèrent à leurs voisins. « Mais pourquoi jouer avec mon esprit? Pourquoi me voler ma sexualité? »
Il soupira à nouveau en repoussant ses cheveux vers l’arrière de ses deux paumes. Un soupçon de souffrance traversa sa façade habituellement si stoïque. « Que tu aies pu t’en rendre compte par toi-même est une nouvelle démonstration de ton talent. Nous allions devoir en arriver là tôt ou tard… Je n’aurais pas pu continuer… Je vais tout te dire. »
Et Gianfranco Espinosa commença par lui expliquer comment il était devenu le premier élève d’Eleftherios Avramopoulos qui ait refusé ses avances.

jeudi 2 septembre 2010

Le processus créatif illustré

Je lis le webcomic "Subnormality" ces jours-ci. Lorsqu'on réussit à avoir le courage d'attaquer ses murs de textes, on se rend compte que c'est vraiment une perle dans le genre.

Je vous en offre un qui est plus visuel qu'en textes: c'est une illustration du processus créatif. L'image est trop grosse pour que je l'affiche ici!

http://www.viruscomix.com/page523.html