On aurait pu croire que La magie révélée allait annoncer le
début d’une période de lumières pour l’humanité, la rencontre longtemps attendue
entre la science et le surnaturel. Malheureusement, on observa, dans un premier
temps du moins, l’effet contraire.
Sollicités de toute part,
les Maîtres de l’Agora refusèrent d’abord de partager à tout vent leur savoir
ancestral. Ils firent toutefois volte-face après avoir appris que le clan du
Terminus, qui ne partageait pas leurs scrupules, enseignait à quiconque
jurait d’obéir aux règles de leur communauté. L’application de ce critère était
facilitée par le fait que les Quatre pouvaient vérifier à même l’esprit des
candidats leur sincérité réelle…
Les Seize de l’Agora
répliquèrent en publiant Magie 101, le
tout premier traité de magie authentique, cosigné par Édouard Gauss et
Alexandre Legrand. Même si l’accès à la magie s’avérait d’une facilité
déconcertante – surtout en comparaison avec ce que les vétérans avaient
toujours connus –, la discipline requise pour atteindre l’acuité découragea
tout de même la majeure partie des autodidactes, et une proportion importante
des novices.
Simultanément, on assista à
la montée en flèche de l’obscurantisme et du charlatanisme. La révélation de la
magie fit croire à certains, par amalgame, que tout le reste devait forcément
être vrai aussi : les OVNIs, le Yéti et les Illuminatis, autant que le
monstre du Loch Ness. On disait : si
une conspiration de magiciens a pu exister pendant toutes ces années, qui sait
ce qu’on nous cache encore? Les astrologues et les cartomanciens s’enrichirent
comme jamais aux dépends des plus crédules.
Pire encore, de véritables
initiés choisirent éventuellement d’appliquer leurs connaissances pour assouvir
leurs bas instincts. Est-ce surprenant qu’on ait nommé les premières années
post-révélation la décennie parano?
Le risque de tomber sous le joug d’un magicien mal intentionné étant bien réel,
en qui pouvait-t-on avoir confiance? La question était d’autant plus pressante
que personne ne pouvait plus être entièrement certain de l’authenticité de ses
propres pensées…
Le vent tourna après la
commercialisation de l’invention la plus célèbre d’Alice Gauss : le kit de
détection de la magie. Aussi facile d’usage qu’un papier tournesol, il pouvait détecter
si quelqu’un avait été l’objet d’un procédé, allant jusqu’à révéler la
signature du praticien responsable, aussi unique qu’une empreinte digitale. Commercialisé
par le géant LCA – Legrand Chimie et
Alchimie –, le kit contribua à dissiper la méfiance envers les magiciens.
La transition ne se fit pas
sans heurts. C’est grâce à ce kit que l’influence envahissante des Cinq du
Terminus fut mise au jour – le cinquième étant le fils d’Aizalyasni Tam, cet
étrange enfant qui n’avait jamais développé de conscience propre, habité par
celle qu’il partageait avec ses quatre parents… Leur communauté, qu’on
qualifiait de culte depuis longtemps, s’était infiltrée partout dans la
société, jusqu’aux échelons les plus élevés du pouvoir politique, du crime organisé,
des médias… Forcés de répondre aux accusations fusant de toute part, les
fidèles des Cinq furent l’objet d’une chasse aux sorcières – la première de
l’histoire à reposer sur des assises objectives. Cette révélation ébranla
profondément le tissu social et inspira une série d’ajustement aux codes civils
et criminels. Une fois la poussière retombée, sécurisée par sa capacité à mieux
baliser l’usage de la magie, l’humanité fut fin prête à explorer son potentiel.
Depuis toujours, la
recherche théorique dans le domaine avait été limitée par le nombre d’initiés capables
d’y contribuer. La communauté grandissante des praticiens acquit vite la masse
critique pour établir la radiesthésie comme champ de recherche scientifique en
bonne et due forme. Au carrefour de la physique, de la biologie et de la
psychologie, il avait pour objet la capacité de l’esprit humain à agir sur le
monde matériel, via l’usage de connexions symboliques. La nouvelle discipline
fut consacrée lorsque Félicia Lytvyn reçut le prix Nobel de physique pour ses
travaux démontrant expérimentalement l’existence de champs, analogues à ceux
décrits par la thermodynamique quantique, réagissant à certaines formes
d’activité mentale.
Malgré la controverse qu’ils suscitèrent – notamment en
raison des allégations, jamais démontrées, que ses recherches avaient été
financées par plus de cent millions de dollars issus de l’organisation criminelle de son père –, les
travaux de Lytvyn s’avérèrent d’une importance capitale. Ils confirmaient, hors
de tout doute, que la vie humaine était plus qu’un épiphénomène, une simple
évolution aléatoire dans un cosmos indifférent. Qu’on l’appelle esprit,
conscience ou âme, l’essence de l’humanité avait une existence réelle, au même
titre que la matière ou l’énergie.
Les futurologues du début
du XXIe siècle avaient annoncé l’avènement inévitable de la
singularité, le point tournant qui changerait à jamais la nature même de la race
humaine. On avait présumé qu’elle arriverait par l’entremise de l’intelligence
artificielle et de la nanotechnologie… Personne n’avait pu prévoir que la magie
allait en devenir partie prenante. En brouillant les frontières entre la vie et
la mort, entre l’humain et l’Univers, entre soi et l’autre, elle propulsa l’espèce
vers la prochaine étape de son évolution.
Un mystère fascinant de
cette période-pivot ne fut toutefois jamais complètement résolu… Qu’est-ce qui
avait conduit Romuald Harré, un fils de paysan guatémaltèque, à entreprendre,
par des moyens discutables, le grand projet qui avait tout changé?
Le fait que les humains
aient pu découvrir par eux-mêmes les symboles et les connexions permettant les
procédés magiques, laissait croire que le chemin vers l’Œuvre suprême se
trouvait depuis toujours caché dans la nature même du réel, attendant un initié
assez génial – ou assez fou – pour le suivre jusqu'au bout.
C’était une hypothèse tenable;
au fond, comme se plaisait à souligner l’une des pionnières qui avait pavé la
voie à cette révolution : tout est
tout.
FIN
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