dimanche 25 juin 2017

Le Nœud Gordien, épisode 476 : Tout est tout, 1re partie

Le bleu et le rouge des gyrophares éclairaient la devanture du Den comme une boule disco géante. Des agents gardaient à distance les badauds curieux de savoir ce qui nécessitait la présence d’autant de policiers et d’ambulances. Les spéculations allaient de bon train… Attaque terroriste? Règlement de compte? Crime passionnel?
Martin, lui, devinait les grandes lignes, à défaut d’en connaître les détails. Beppe avait voulu accomplir la tâche que les Trois lui avaient donnée; sa façon de s’en acquitter avait transformé leur vendetta en bain de sang. C’est notre faute, se répétait-il. Quel gâchis.
Il blâmait surtout Tobin. Son arrivée dans la Trinité avait changé leur équilibre. Sa hargne, sa violence avaient conduit les autres sur le chemin de la vengeance. Paradoxe : fondu dans les Trois, Martin y avait consenti, autant qu’Aizalyasni et Timothée. Mais séparé, son désaccord redevenait clair.
L’ex-policier idéaliste craignait la suite : l’ambition de Tobin ne s’arrêtait pas là. Il fallait reconnaître qu’ils se dirigeaient potentiellement vers une ville plus sécuritaire que jamais… Le risque en valait la chandelle, mais il devait veiller à ce que ce genre de dérape ne se reproduise plus.
Il soupira et se mit en route vers le Terminus. Ses réserves allaient bientôt se diluer dans les convictions des autres… Mais elles ne disparaîtraient pas. Il comprenait que son rôle était d’offrir sa compassion en contrepoids à la brutalité de Tobin. On parlait souvent du loup dans la bergerie… Mais l’agneau dans la meute pouvait-il espérer la pacifier? Il devait l’espérer, pour le salut de La Cité.

L’Agora bourdonnait d’activité. Les Maîtres autant que les adeptes s’affairaient à développer ou à mettre en place des procédés défensifs pour protéger leur quartier général. Les Seize étaient victimes d’un siècle d’hégémonie : après des décennies de paix incontestée, il leur fallait réinventer la guerre. En attendant, ils espéraient que leur nombre décourage Harré de passer à l’attaque… Ou leur permette de vaincre s’il s’y risquait néanmoins.
Félicia avait été consternée que les Maîtres l’aient écarté de leur table de travail. Avramopoulos l’avait éconduite en soulignant qu’ils souhaitaient travailler sans distraction, comme si elle n’était bonne qu’à leur faire perdre leur temps. Son espoir que Mandeville ou Olson la soutienne ne s’était pas concrétisé : ils ne s’étaient pas risqués à contredire leur aîné.
Heurtée, elle s’était repliée sur ses quartiers du deuxième étage. Qu’ils s’évertuent à bâtir des alarmes et des pièges pour défendre l’Agora. Moi, je vais préparer l’offensive. La priorité est de trouver un moyen d’entraver la capacité de Harré à voir le futur. Sans cela, nous sommes impuissants.
Plus facile à dire qu’à faire… La conception d’un nouveau procédé n’était jamais facile, mais celui-là en particulier impliquait des défis colossaux. Pour commencer, personne ne comprenait pleinement le fonctionnement de la metascharfsinn ou la nature de la divination. Deuxièmement, le procédé devait être assez durable pour se maintenir sans attention constante. Troisièmement, il devait recouvrir zone aussi vaste que possible… Bloquer l’Agora représentait un avantage stratégique certain, mais qui ne leur serait d’aucune aide pour surprendre Harré et l’empêcher de s’enfuir à nouveau.
Plusieurs heures plus tard, Félicia avait bien avancé quelques pistes potentielles, mais aucune capable de surmonter toutes ces difficultés.
Excédée, elle quitta sa cellule et monta sur le toit pour y prendre l’air. Perdue dans sa tête, elle s’accouda contre la rambarde sans remarquer qu’elle n’était pas seule.
« Belle journée, n’est-ce pas? » Elle sursauta. « Désolé, je ne voulais pas t’effrayer », dit la voix légèrement accentuée de Derek Virkkunen. Il était assis dans un coin, calepin et plume à la main.
« Qu’est-ce que tu fais ici?, demanda Félicia.
— La même chose que toi, je crois : je réfléchis. »
L’artiste n’était qu’un novice dans leur hiérarchie, mais un géant pour le reste du monde. Félicia ne savait jamais comment agir envers lui. « Sans surprise, je me débats avec le problème de Harré, dit-elle. Et toi? »
Il la rejoignit et lui tendit son calepin. « Tiens. » Elle s’attendait à y trouver des croquis, les plans d’œuvres à venir, à la rigueur des partitions de sitar, mais le carnet était rempli d’équations mathématiques. Virkkunen sourit devant sa surprise. « J’ai toujours vu les arts, la musique et les mathématiques comme des facettes d’un même tout… Des manifestations de la magie du monde.
— Les maths? En art?
— C’est un aspect fondamental de toutes mes œuvres…
— Je ne savais pas… » Elle avait bel et bien visité l’exposition Tempo durant son passage dans La Cité, mais elle ne s’était pas interrogée au-delà des explications superficielles des fiches qui accompagnaient les tableaux. Et aucune ne mentionnait les mathématiques.
« Rares sont ceux qui savent. Ou qui s’y intéressent, en fait.
— Ça, j’ai de la misère à le croire… » On parlait de Derek Virkkunen comme une légende vivante. Il devait être étudié dans toutes les facultés d’art contemporain…
L’artiste haussa les épaules. « Certains critiques influents m’ont lancé des fleurs au début de ma carrière, ce qui m’a valu une certaine notoriété. Mais assez rapidement, cette notoriété a pris le dessus sur le reste… Les journalistes s’intéressent à mes excentricités, mes fréquentations, mon mode de vie… Mais rarement à mon travail, à mes inspirations, à ma démarche. Parfois au produit final. Lorsque je suis chanceux… »
N’était-ce pas aussi le cas de Félicia? Elle percevait Virkkunen comme une vedette au point d’être intimidée par lui… Mais que connaissait-elle de l’homme? De sa vision?
« Regarde la première page », dit-il. Le calepin s’ouvrait sur une citation enluminée au stylo : If I have seen further, it is by standing on the shoulders of giants. « Isaac Newton : l’histoire s’en souvient comme un génie de la philosophie naturelle, capable d’extrapoler les lois de la gravitation universelle en voyant une simple pomme tomber. Mais il était le premier à rappeler qu’il devait ses découvertes au travail de ceux qui l’avaient précédé. La véritable création ne se fait jamais en vase clos; elle découle d’échanges, d’amalgames, de réinterprétations inédites de ce qui est déjà connu… Et, il faut dire, d’un peu de cette magie qu’on nomme inspiration.  
— Très intéressant… » Elle se demanda sur les épaules de quels géants elle pouvait bien se hisser pour régler les problèmes sous-jacents à son projet. « Ta réflexion aide beaucoup la mienne… Je dois retourner au travail, mais j’aimerais bien qu’on discute plus amplement de ta démarche, un de ces jours.
— Quand tu veux. »
Félicia rentra dans l’Agora et rédigea un court texto : J’ai besoin d’aide. Maintenant.
Elle l’envoya à Karl Tobin.

dimanche 18 juin 2017

Le Nœud Gordien, épisode 475 : La tâche, 2e partie

Loulou vit s’évanouir son mari, et avec lui son espoir d’être secourue. Longtemps après qu’il ait cessé de se débattre, Beppe maintint la pression sur son cou. Il voulait s’assurer qu’il ne se relève pas… Peut-être jamais. Durant tout ce temps, ses yeux demeurèrent fixés sur elle. Elle s’efforça de tenir à distance l’horreur des circonstances et la crainte de ce qui suivrait. Elle se répéta en boucle qu’il était inutile de se débattre, de crier, de pleurer. Elle devait rester calme. Son mari lui avait légué une dernière chance de s’en tirer, aussi improbable fut-elle. Elle ne pouvait pas la rater.
Si seulement elle avait réussi à voler au sorcier dont elle avait ordonné la capture les secrets de sa magie… Après tout, s’il s’était évadé des griffes de l’équipe d’Abel Laganà, elle aurait sans doute pu faire pareil...
Beppe se releva, lissa ses vêtements, puis tira la table du salon jusqu’à sa chaise. Il y déposa son arme avant de tirer de son sac une panoplie de couteaux et d’outils qu’il aligna avec précision. Il agissait avec une lenteur délibérée, comme pour souligner que chacun d’eux lui était destiné, qu’avant peu, ils auraient entaillé sa chair.
« Je suis désolé, vraiment : ce n’est pas moi qui décide », dit Beppe, en parfaite contradiction avec ce qu’il faisait. « Elle m’a donné une tâche à accomplir. Je ne suis qu’on outil. »
Elle? De qui parlait-il? Poser la question, c’était y répondre. Quelle autre femme pouvait gagner à les éliminer? Qui d’autre pouvait vouloir la faire souffrir à ce point?
Qui d’autre, sinon Mélanie Tremblay?
Loulou se raccrocha à sa rage comme à une bouée, pour s’empêcher de sombrer dans la terreur. Elle ne se laisserait pas faire. Elle allait s’en sortir, et faire avaler ces couteaux à cette salope, un à un.
Elle profita du manège de Beppe pour explorer discrètement la marge de manœuvre que Guido avait laissée à ses liens. C’était peu… Mais juste assez pour rendre possible sa fuite.  
Sa mise en place terminée, Beppe choisit une lame qu’il avança vers le visage de Loulou. L’effroi revint au galop lorsqu’il l’approcha de son œil. Sa seule liberté consistait à choisir entre rester stoïque, ou se débattre et risquer une blessure encore pire... Elle demeura immobile. La lame froide toucha sa joue. L’acier glissa contre sa peau avec la légèreté d’une caresse, puis le sang coula dans son sillon. La sensation la précipita dans une panique animale. Elle poussa de toutes ses forces un cri que le bâillon étouffa.
Beppe la gifla. « C’est assez. » La douleur du coup était cuisante, bien plus que l’entaille. Elle cessa de crier, mais ne put retenir ses sanglots.
Quelqu’un sonna à la porte extérieure. Le moniteur de sécurité s’alluma, et montrant Henriquez. L’homme attendit un instant, puis entra dans son bureau. L’espoir rejaillit dans le cœur affolé de Loulou.
Beppe se rendit à la porte; Loulou recommença à se démener comme une diablesse dans l’eau bénite. Elle profita de l’attention partagée de son bourreau pour commencer à se libérer de ses attaches. Beppe lui signala de cesser d’un geste impérieux. Sinon quoi, sale merde? Henriquez va m’entendre. Il va me secourir. Mon Dieu, mon chéri… Nous allons nous en sortir…
Une clé joua dans la serrure de l’appartement. Beppe se planqua à côté de la porte en rajustant sa poigne sur la lame. Non, Éric, non! Va chercher de l’aide! Loulou redoubla d’ardeur dans ses efforts. Elle libéra l’une de ses mains.
Henriquez ouvrit la porte; Beppe le frappa à la base du cou. La lame s’enfonça si profondément qu’elle y resta plantée. Henriquez, stupéfait, tenta d’articuler quelque chose, mais sa gorge ne produisit qu’un gargouillis horrifiant pendant que le sang envahissait ses voies respiratoires.
Il s’effondra au moment même où Loulou finit de se détacher. Elle fondit sur le pistolet déposé à côté des outils de torture; elle réussit à s’en emparer avant que Beppe ait pu réagir. Il s’avança vers elle, menaçant; elle pressa la gâchette sans hésiter. La poudre tonna; la balle frappa; le traître tomba.
Essuyant ses larmes, son sang et sa morve sur son épaule, elle accourut auprès de son mari. Elle le secoua, lui tapota la joue : il ne réagit pas. En cherchant son pouls, elle constata que sa trachée avait été écrasée. Le désespoir qu’elle avait cru esquiver menaça de revenir en trombes : sans lui, elle se retrouvait toute seule contre le monde. Elle n’avait toutefois pas survécu à tout cela pour baisser les bras maintenant. Elle reprit le pistolet et quitta l’appartement. 
Le coup de feu avait alarmé ceux qui se trouvaient dans le salon VIP : tous les regards étaient tournés vers la porte d’où elle émergea. Lorsqu’ils la virent, arme au poing, la joue en sang, les yeux rougis, les traits tordus de rage, à peu près tout le monde se planqua ou s’enfuit.
Mélanie Tremblay, elle, demeura figée à la vue de sa némésis, comme un faon devant des phares. Loulou marcha droit sur elle en boitant – l’un de ses escarpins était resté quelque part de l’autre côté. « Tu ne pensais pas me revoir debout, hein? », dit-elle d’une voix éraillée. Elle voulait voir de près la détresse dans les yeux de Mélanie avant de l’abattre comme une sale vermine. Elle se planta devant elle, leva son arme et visa le cœur – à bout portant. « T’as perdu, bitch! »
Ironiquement, déclarer sa victoire donna à son ennemie la chance de la compromettre : Mélanie sortit de sa stupeur juste à temps pour saisir l’occasion… Et un verre, qu’elle lui lança au visage. Par réflexe, Loulou leva les bras pour se protéger; il n’en fallait pas plus pour que Mélanie se jette sur elle.
Affolée, Loulou appuya sur la gâchette. Une explosion étourdissante secoua le salon privé. Mélanie tomba sur le sol avec un cri désarticulé. La balle avait fait une profonde entaille dans son épaule. Loulou se jura que la prochaine serait la bonne.
Elle s’approcha d’une Mélanie, toute pâle, la robe maculée de sang… « C’est fini », déclara-t-elle, mais son ennemie n’avait pas encore déclaré forfait. Elle lui administra un violent coup de pied au mollet; ses talons-aiguilles lui infligèrent une douleur si vicieuse qu’elle en perdit l’équilibre. Elle s’effondra à son tour. Avec l’énergie du désespoir, Mélanie grimpa sur elle pour lui arracher son pistolet.
Luttant pour sa survie, Mélanie s’avéra d’une force étonnante : Loulou sut qu’elle ne pourrait tenir longtemps. Elle risqua donc le tout pour le tout. La logique dictait de s’accrocher à l’arme avec ses deux mains; elle sacrifia la moitié de sa poigne pour frapper sur la blessure de Mélanie. La jeune femme poussa un cri horrible, mais la douleur parut la fouetter plutôt que l’affaiblir. Loulou fut incapable de résister lorsqu’elle retourna l’arme vers elle…
Le coup de feu fut accompagné de la pire douleur que Loulou ait ressentie de toute sa vie. Logée dans son bas-ventre, elle avait l’impression qu’une barre de métal chauffée à blanc l’avait percée de part en part.
Loulou se sentit basculer. Un voile noir tomba sur son monde…
…mais elle rouvrit les yeux un instant plus tard. Mélanie, haletante, avait eu le temps de se relever. Croyant avoir vaincu, elle s’était détournée pour mieux examiner sa blessure. L’arme de Beppe se trouvait à portée de la main… Au prix d’un effort surhumain, Loulou se redressa; quelque chose dans son abdomen parut céder. Le bruit attira l’attention de Mélanie, mais trop tard : elle avait déjà l’arme en main.
La balle frappa Mélanie en pleine gueule. Loulou n’eut pas longtemps pour s’en réjouir; sa victime s’effondra sur elle, son poids pesant sur son ventre crevé. À bout de force, elle ne pouvait plus bouger… Le sang de Mélanie se déversa sur son visage comme un dernier affront.
La dernière pensée de Loulou fut qu’à tout le moins, elle avait obtenu justice.

dimanche 11 juin 2017

Le Nœud Gordien, épisode 474 : La tâche, 1re partie

Beppe Cipriani cheminait dans les rues du Centre, sac à l’épaule, l’esprit embrumé comme s’il s’éveillait tout juste d’une sieste. En fait, le monde entier lui apparaissait irréel. Pourquoi? Il ne s’en souciait guère. Il avait une tâche à accomplir. Rien d’autre ne comptait.
Il contourna la façade rutilante du Den, toute en miroirs, pour monter au salon privé par la porte arrière. Trois hommes en gardaient l’accès; l’un d’eux, simple portier, voulut s’interposer; les deux autres lui signalèrent de s’écarter. Ceux-là le connaissaient bien : ils travaillaient, eux aussi, pour le clan italien.
Le salon VIP demeurait à peu près vide à cette heure : en ce beau mardi d’été, les clients préféraient les terrasses pour l’apéro. Mélanie Tremblay – le bras droit de M. Szasz, l’alliée de M. Fusco – s’y trouvait néanmoins. Accoudée au bar, les yeux sur son téléphone, elle ne porta aucune attention à l’arrivée de Beppe.
Éric Henriquez, sans doute avisé par le portier, accourut à sa rencontre. « Hey, Beppe!, dit-il avec trop d’enthousiasme. Ça va, mon vieux? » Beppe resta de glace. Il n’était pas venu fraterniser. Henriquez enchaîna. « Je voulais savoir… Est-ce que tu penses que ça va durer encore longtemps, mes… invités? Je veux dire…
— Je sais ce que tu veux dire. Ça va durer aussi longtemps que nécessaire.
— C’est quand même chez moi… Et que je vive en dehors du Den complique beaucoup mon travail… 
— Je te rappelle qu’à eux deux, M. Fusco et Mme Kingston sont propriétaires de la moitié de ta foutue boîte. Ils sont autant chez eux que toi. Alors tu fais ce qu’on te dit et tu fermes ta gueule. »
Henriquez eut la sagesse de comprendre l’entretien terminé. Il s’écarta avec un sourire des plus professionnels.
Beppe alla sonner au bureau d’Henriquez et salua la caméra de surveillance. Le verrou s’ouvrit avec un son électrique. Il traversa le bureau qui servait d’antichambre aux appartements d’Henriquez.
Fusco et sa femme l’attendaient dans le salon, de l’autre côté. « Quelles sont les nouvelles? », demanda le boss. Beppe referma la porte derrière lui. Comme par magie, les derniers relents de la musique du bar disparurent. L’insonorisation était impressionnante. Et bienvenue.
Il déposa son sac sur une table basse et l’ouvrit. Un gun, des restreintes et un assortiment de lames s’y trouvaient. Le fantôme d’une question pointa – pourquoi la corde? Pourquoi les couteaux? –, mais une autre idée, toute puissante, l’écrasa dans l’œuf.
Je suis venu accomplir une tâche. La tâche qu’elle m’a donnée.

Guido Fusco connaissait Beppe depuis son adolescence; il remarqua au premier coup d’œil que quelque chose clochait. Ses yeux, d’habitude perçants, semblaient fatigués. Le conflit use tout le monde, se dit-il. Encore plus lorsque les ennemis sont d’anciens alliés. Ils n’étaient en sécurité nulle part, comme le fiasco des noix de coco l’avait bien démontré. C’était encore plus vrai pour Beppe et ses soldats, pour qui même les rues et les ruelles s’étaient transformés en champs de bataille. Pas surprenant qu’il en soit affecté, malgré ses nerfs d’acier…
Guido présumait que son capitaine ne se serait pas déplacé à moins qu’il ait une nouvelle importante à lui annoncer. Quelle ne fut pas sa surprise de le voir plutôt tirer une arme à feu de son sac… Et la pointer vers sa femme et lui.
« Qu’est-ce que cela signifie? », demanda-t-il, incrédule.
« Ne bougez pas », répondit Beppe.  
Guido n’aurait jamais, au grand jamais pu croire que Beppe Cipriani pourrait le trahir. Professionnel, impitoyable, on le présentait aux recrues comme l’incarnation de la loyauté, l’un des derniers véritables hommes d’honneur. C’était impensable qu’il ait pu tromper tout le monde aussi longtemps, mais les faits ne mentaient pas.
Beppe sortit un bâillon et une longueur de corde de son sac. « Attache-la sur la chaise, là. Bâillonne-la d’abord. Allez! 
— C’est moi ta cible. Tu as gagné. Laisse partir ma femme. Elle n’a pas à souffrir plus longtemps de ma business… »
Beppe ne broncha pas face au plaidoyer; il dut donc obéir. Il eut tout de même la présence d’esprit de laisser suffisamment de jeu à sa femme pour lui permettre de s’en défaire. Elle ne pourrait pas se désempêtrer instantanément, mais si Beppe faisait l’erreur de lui tourner le dos… « Une seule chance », murmura-t-il à son oreille. Le regard de Loulou lui indiquait qu’elle avait compris. Le visage de sa femme n’exprimait aucune frayeur, mais plutôt la colère de l’indignation. Elle n’était pas prête à baisser les bras… Quelle femme, tout de même.
« Ç’a intérêt à être solide, hein… », dit Beppe. Il s’avança pour voir par lui-même, l’arme toujours pointée sur Guido. Fusco n’était peut-être pas un homme de terrain, mais personne n’aurait contesté sa pensée stratégique : il s’écarta de manière à ce que Beppe ne puisse voir Loulou et lui en même temps.
Cette simple manœuvre lui fournit une occasion à saisir. Beppe le gardait en joue, mais lorsqu’il baissa la tête pour examiner les nœuds, Guido se précipita sur son bras tendu, en s’écartant de la ligne de tir. Il saisit son poignet à deux mains en espérant lui arracher son arme. La surprise sur laquelle il comptait ne dura pas, pas même assez longtemps pour que Loulou se détache et lui prête mainforte. Avec la vitesse d’un cobra, Beppe abattit le tranchant de sa paume sur sa pomme d’Adam. Sa prise relâcha; Beppe s’en libéra et lui asséna un coup de crosse sur la tempe. Ils’effondra sur le sol, luttant pour cesser de tousser et reprendre son souffle.
Imperturbable, Beppe ne lui en laissa pas le temps. Il s’accroupit et posa un genou sur son cou. Les coups qu’il avait reçus sapaient sa force; Guido tenta de se débattre, mais il comprit vite qu’il ne réussirait pas à déloger son adversaire.
« Je suis désolé », dit le traître sur un ton les plus sincères. « Mais je dois éliminer tous les obstacles. Rien ne doit m’empêcher d’accomplir ma tâche. »
Quoi, je suis un obstacle? Pas la cible? C’est dans la confusion la plus totale que l’asphyxie eut raison de lui. Il sombra dans le néant.

dimanche 4 juin 2017

Le Nœud Gordien, épisode 473 : Entre deux

Assis par terre, le dos contre le mur de la sacristie de son église-sanctuaire, Gordon observait Harré en pleine méditation. Même dans cette position – en demi-lotus, les yeux clos –, il lui semblait clair qu’il ne s’agissait pas de Van Haecht. Son maintien guindé et ses manières affectées se situaient à l’opposé de la spontanéité désarmante de Harré, et cette différence fondamentale se transposait jusque dans leur façon respective de rester immobiles.
Asjen et Aart continuaient encore à courir la ville pour ceci et cela au service de leur père. Gordon leur avait fait connaitre l’Orgasmik afin de les distraire de tout doute qu’ils pouvaient entretenir à leur endroit… Il n’avait plus à s’inquiéter de la loyauté de ces deux-là. 
 Gordon, lui, jouait le jeu en pleine connaissance de cause. Hier, il avait goûté pour une troisième fois à la pure extase. Harré lui avait promis que tant qu’il demeurait avec lui, tant qu’il obéissait à ses instructions, il pourrait en jouir à minuit chaque jour. Gordon avait vendu son âme au diable, mais à tout le moins, il avait obtenu un bon prix...
L’accessibilité du plus précieux trésor dévaluait tout le reste, et Gordon s’en moquait bien. Son apparence le montrait : il ne s’était pas changé depuis qu’il avait pris la main de Harré; cravate défaite, chemise à moitié déboutonnée, manches retroussées, barbe de trois jours… Il n’avait pas été aussi débraillé depuis des décennies.
Harré éclata soudainement de rire et déploya ses jambes engourdies. « Fantastique! L’intégration est complète! Mes capacités sont presque de retour! » Gordon préférait ne pas savoir ce que Harré avait pu faire subir à Latour pour voler sa magie. Était-ce la raison pour laquelle il s’était acharné sur les Maîtres durant la purge, avant qu’il soit tué par les Seize? « Encore un autre, et je serai prêt pour la suite! 
— Dois-je m’inquiéter?, demanda Gordon.
— Non, non, bien sûr que non. J’ai besoin de toi pour accomplir l’œuvre suprême. Toi et, idéalement, au moins un autre Maître. D’ailleurs, si tes petits copains ont pu modifier mon futur, c’est que l’un d’eux s’est élevé jusqu’à la metascharfsinn, non? Sais-tu lequel? Ou lesquels, peut-être? »
L’hypothèse la plus plausible plaçait Olson en tête de liste – après tout, il avait demandé à Gordon la formule qu’il avait développée pour stabiliser Tricane. Il se contenta toutefois de hausser les épaules en feignant l’ignorance. Il s’était soumis au bon vouloir de Harré, il avait accepté de lui prêter main forte, mais cela ne faisait pas d’eux des alliés pour autant.
Harré lui avait promis une nouvelle extase chaque jour à minuit, ni plus, ni moins. Il lui avait déjà avoué que l’en priver serait désastreux pour tout le monde; Gordon devinait qu’il ne voulait pas lui en donner plus pour les mêmes raisons. Après tout, il aurait fait n’importe quoi pour une dose supplémentaire…
Par ailleurs, Gordon pouvait déjà entrevoir les problèmes que recelait son futur… Il remarquait déjà que l’envie, la nécessité de la dose suivante croissait de manière exponentielle. Si la tendance s’accentuait, il viendrait vite à considérer le délai imposé aussi long que le siècle qu’il avait déjà attendu. Il ne pouvait y avoir qu’une seule issue s’il continuait à s’abandonner à cette dépendance toute-puissante : dès qu’il saurait comment trouver l’extase par lui-même, il ne ferait plus que cela, à l’exclusion du reste, jusqu’à en mourir, sourire aux lèvres. Loin de le décourager, cette perspective lui paraissait alléchante.
« À défaut d’un Maître, si j’avais entre les mains un objet de pouvoir, le reste serait beaucoup plus facile…
— Un objet de pouvoir? », demanda Gordon, vaguement remué dans son apathie. « Comme quoi? Mon anneau?
— Ah! Si seulement… Je parle de l’une de ces de pierres philosophales antiques, comme il ne s’en fait plus… »
— À quoi ressemblent-elles?
— Des sculptures mal dégrossies. J’en avais deux, grandes comme ma main, qui sont peut-être encore là où je les avais cachées, à Zurich, lorsque j’ai pressenti ma défaite imminente. Les autres, dans ma grotte, étaient aussi grandes qu’un homme…
— Ta grotte? »
Harré balaya la question d’un mouvement. « C’est sans importance. Le temps que je revienne de la Suisse ou du Guatemala, le futur sera déjà brouillé. Le temps presse… Plus j’avance maintenant, moins j’aurai à faire à l’aveuglette. Je ne peux pas échouer… Je ne peux pas… » Il devint pensif, ses yeux écarquillés fixés sur le mur de la sacristie.
Même s’il n’avait jamais entendu parler de ces objets de pouvoir, la description pointait vers un objet familier… Il se leva et massa ses jambes ankylosées. « Je vais aller prendre une marche.
— Va, va. Je ne m’inquiète pas : je sais que tu seras de retour pour minuit. »
Alors qu’il fermait la porte derrière lui, Gordon entendit Harré lancer : « Bonne chance, pour l’oiseau! »
Avant qu’il ait pu demander à quel oiseau Harré référait, il remarqua une grosse corneille, perchée dans un arbre juste devant la sortie. À peu près rien ne permettait de distinguer les individus de cette espèce, mais il aurait mis sa main au feu qu’il s’agissait de celle d’Édouard. Le cas échéant, elle ne se trouvait pas là par quelque coïncidence…
Il fit un pas vers elle, mais avant qu’il n’ait pu agir, elle crailla deux fois et prit son envol.
C’était fâcheux. Si ses anciens alliés pouvaient le retracer jusqu’ici, ils trouveraient également Harré. Il rentra.
« La marche a été courte…
— On nous a repérés.
— Je sais.
— Si l’oiseau fait l’erreur de revenir rôder, je serai prêt pour lui… »
Gordon avait promis à Édouard qu’il n’aurait pas d’autre avertissement s’il se mêlait encore de ses affaires… Rien ni personne n’allait se dresser entre lui et sa récompense quotidienne.