Le bleu et le rouge des
gyrophares éclairaient la devanture du Den comme une boule disco géante. Des
agents gardaient à distance les badauds curieux de savoir ce qui nécessitait la
présence d’autant de policiers et d’ambulances. Les spéculations allaient de
bon train… Attaque terroriste? Règlement de compte? Crime passionnel?
Martin, lui, devinait les
grandes lignes, à défaut d’en connaître les détails. Beppe avait voulu
accomplir la tâche que les Trois lui avaient donnée; sa façon de s’en acquitter
avait transformé leur vendetta en bain de sang. C’est notre faute, se répétait-il. Quel gâchis.
Il blâmait surtout Tobin.
Son arrivée dans la Trinité avait changé leur équilibre. Sa hargne, sa violence
avaient conduit les autres sur le chemin de la vengeance. Paradoxe : fondu
dans les Trois, Martin y avait consenti, autant qu’Aizalyasni et Timothée. Mais
séparé, son désaccord redevenait clair.
L’ex-policier idéaliste
craignait la suite : l’ambition de Tobin ne s’arrêtait pas là. Il fallait
reconnaître qu’ils se dirigeaient potentiellement vers une ville plus
sécuritaire que jamais… Le risque en valait la chandelle, mais il devait
veiller à ce que ce genre de dérape ne se reproduise plus.
Il soupira et se mit en
route vers le Terminus. Ses réserves allaient bientôt se diluer dans les convictions
des autres… Mais elles ne disparaîtraient pas. Il comprenait que son rôle était
d’offrir sa compassion en contrepoids à la brutalité de Tobin. On parlait
souvent du loup dans la bergerie… Mais l’agneau dans la meute pouvait-il
espérer la pacifier? Il devait l’espérer, pour le salut de La Cité.
L’Agora bourdonnait d’activité.
Les Maîtres autant que les adeptes s’affairaient à développer ou à mettre en
place des procédés défensifs pour protéger leur quartier général. Les Seize
étaient victimes d’un siècle d’hégémonie : après des décennies de paix incontestée,
il leur fallait réinventer la guerre. En attendant, ils espéraient que leur
nombre décourage Harré de passer à l’attaque… Ou leur permette de vaincre s’il
s’y risquait néanmoins.
Félicia avait été
consternée que les Maîtres l’aient écarté de leur table de travail. Avramopoulos
l’avait éconduite en soulignant qu’ils souhaitaient travailler sans distraction, comme si elle n’était
bonne qu’à leur faire perdre leur temps. Son espoir que Mandeville ou Olson la
soutienne ne s’était pas concrétisé : ils ne s’étaient pas risqués à
contredire leur aîné.
Heurtée, elle s’était repliée
sur ses quartiers du deuxième étage. Qu’ils
s’évertuent à bâtir des alarmes et des pièges pour défendre l’Agora. Moi, je vais préparer l’offensive. La
priorité est de trouver un moyen d’entraver la capacité de Harré à voir le
futur. Sans cela, nous sommes impuissants.
Plus facile à dire qu’à
faire… La conception d’un nouveau procédé n’était jamais facile, mais celui-là
en particulier impliquait des défis colossaux. Pour commencer, personne ne
comprenait pleinement le fonctionnement de la metascharfsinn ou la nature de la divination. Deuxièmement, le
procédé devait être assez durable pour se maintenir sans attention constante. Troisièmement,
il devait recouvrir zone aussi vaste que possible… Bloquer l’Agora représentait
un avantage stratégique certain, mais qui ne leur serait d’aucune aide pour
surprendre Harré et l’empêcher de s’enfuir à nouveau.
Plusieurs heures plus tard,
Félicia avait bien avancé quelques pistes potentielles, mais aucune capable de surmonter
toutes ces difficultés.
Excédée, elle quitta sa
cellule et monta sur le toit pour y prendre l’air. Perdue dans sa tête, elle s’accouda
contre la rambarde sans remarquer qu’elle n’était pas seule.
« Belle journée, n’est-ce
pas? » Elle sursauta. « Désolé, je ne voulais pas t’effrayer »,
dit la voix légèrement accentuée de Derek Virkkunen. Il était assis dans un
coin, calepin et plume à la main.
« Qu’est-ce que tu
fais ici?, demanda Félicia.
— La même chose que toi, je
crois : je réfléchis. »
L’artiste n’était qu’un
novice dans leur hiérarchie, mais un géant pour le reste du monde. Félicia ne
savait jamais comment agir envers lui. « Sans surprise, je me débats avec
le problème de Harré, dit-elle. Et toi? »
Il la rejoignit et lui
tendit son calepin. « Tiens. » Elle s’attendait à y trouver des
croquis, les plans d’œuvres à venir, à la rigueur des partitions de sitar, mais
le carnet était rempli d’équations mathématiques. Virkkunen sourit devant sa
surprise. « J’ai toujours vu les arts, la musique et les mathématiques comme
des facettes d’un même tout… Des manifestations de la magie du monde.
— Les maths? En art?
— C’est un aspect
fondamental de toutes mes œuvres…
— Je ne savais pas… » Elle
avait bel et bien visité l’exposition Tempo
durant son passage dans La Cité, mais elle ne s’était pas interrogée au-delà
des explications superficielles des fiches qui accompagnaient les tableaux. Et
aucune ne mentionnait les mathématiques.
« Rares sont ceux qui
savent. Ou qui s’y intéressent, en fait.
— Ça, j’ai de la misère à
le croire… » On parlait de Derek Virkkunen comme une légende vivante. Il
devait être étudié dans toutes les facultés d’art contemporain…
L’artiste haussa les
épaules. « Certains critiques influents m’ont lancé des fleurs au début de
ma carrière, ce qui m’a valu une certaine notoriété. Mais assez rapidement, cette
notoriété a pris le dessus sur le reste… Les journalistes s’intéressent à mes
excentricités, mes fréquentations, mon mode de vie… Mais rarement à mon
travail, à mes inspirations, à ma démarche. Parfois au produit final. Lorsque
je suis chanceux… »
N’était-ce pas aussi le cas
de Félicia? Elle percevait Virkkunen comme une vedette au point d’être
intimidée par lui… Mais que connaissait-elle de l’homme? De sa vision?
« Regarde la première
page », dit-il. Le calepin s’ouvrait sur une citation enluminée au stylo :
If I have seen further, it is by standing
on the shoulders of giants. « Isaac Newton : l’histoire s’en
souvient comme un génie de la philosophie naturelle, capable d’extrapoler les
lois de la gravitation universelle en voyant une simple pomme tomber. Mais il
était le premier à rappeler qu’il devait ses découvertes au travail de ceux qui
l’avaient précédé. La véritable création ne se fait jamais en vase clos; elle
découle d’échanges, d’amalgames, de réinterprétations inédites de ce qui est
déjà connu… Et, il faut dire, d’un peu de cette magie qu’on nomme inspiration.
— Très intéressant… »
Elle se demanda sur les épaules de quels géants elle pouvait bien se hisser
pour régler les problèmes sous-jacents à son projet. « Ta réflexion aide
beaucoup la mienne… Je dois retourner au travail, mais j’aimerais bien qu’on discute
plus amplement de ta démarche, un de ces jours.
— Quand tu veux. »
Félicia rentra dans l’Agora
et rédigea un court texto : J’ai
besoin d’aide. Maintenant.
Elle l’envoya à Karl Tobin.