dimanche 28 mai 2017

Le Noeud Gordien, épisode 472 : 2:21 AM

Édouard avait travaillé toute la journée, la soirée, et une bonne partie de la nuit. Il approchait de ce moment où la fatigue devenait son propre état de conscience. Le monde perdait de plus en plus de sa définition; ses sens lui jouaient des tours, et même le silence s’emplissait d’un doux ronronnement.
Malgré l’épuisement, il n’avait guère envie de dormir. De un, il lui restait beaucoup de boulot à abattre en vue de l’émission spéciale qui arrivait à grands pas; de deux, une crainte le forçait à rester vigilant. Édouard espérait ne pas avoir laissé d’indice susceptible de le rattacher au saccage du sanctuaire de Gordon, mais il ne pouvait pas compter là-dessus. La possibilité que le Maître s’attaque à lui ne pouvait être négligée. Tant qu’Ozzy continuait à le filer, Édouard pourrait le voir venir. Mais pas s’il dormait à ce moment-là…
Un mouvement du côté de la fenêtre attira son regard. Il frotta ses yeux éblouis d’avoir trop fixé l’écran de son ordinateur, mais il n’avait pas halluciné : une silhouette se projetait bel et bien sur les rideaux du salon. L’horloge affichait 2:21; il ne pouvait s’agir du facteur. L’individu s’attardait au coin de la fenêtre, peut-être à la recherche d’un angle pour lorgner à l’intérieur.
Le cœur battant, il empoigna le bâton de golf qu’il laissait traîner entre le sofa et le mur. Il n’avait jamais été grand amateur d’arme à feu, mais il n’était pas naïf pour autant. La Cité demeurait une ville dangereuse, assez dangereuse pour justifier de garder à portée de la main une façon de se défendre – le genre d’arme avec laquelle ses filles ne risqueraient pas de se blesser en jouant.
Voyant la silhouette se diriger du côté gauche de la fenêtre, il alla lever le côté droit du rideau, le temps d’un coup d’œil. Il poussa un soupir de soulagement et déverrouilla la porte. « Félicia? Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure? »
La jeune femme l’enlaça avec la soudaineté d’un plaquage. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’elle pleurait. Il laissa tomber son bâton pour mieux retourner son étreinte.
« Pourquoi n’as-tu pas répondu à mes appels? »
Il lui apparaissait étrange que Félicia, si forte, si indépendante, se présente en pleurs chez lui au milieu de la nuit pour une affaire d’appel non retourné. « Je travaillais sur un nouveau contrat… J’étais absorbé… 
— Édouard, il faut qu’on se parle. » Il grimaça. Ces mots n’annonçaient jamais de bonnes nouvelles… Des remontrances? Une salve de jalousie, de possessivité? Une rupture pure et simple? « Non, non, c’est moi », précisa-t-elle en lisant sa réaction. « Il faut que je te dise la vérité. Je t’ai caché certaines choses… »
Elle lui déballa toute son histoire. Son projet fou, pourtant supporté par Gordon, de contacter le fantôme d’un génie meurtrier, conduisant au fiasco de la petite Joute, où celui-ci avait possédé Arthur Van Haecht. Ces révélations donnaient un sens différent à l’inquiétude de Félicia, alors que deux Maîtres s’étaient avérés impossibles à contacter… Et que l’un d’eux avait été retrouvé mort. « C’est affreux, tout cela, reconnut Édouard, ébranlé à son tour. Mais, Félicia… Gordon va bien. Je l’ai croisé, ce soir.
— Vraiment?
— Oui. C’était de loin, je ne crois pas qu’il m’ait vu. » Ce n’était pas exact. Ozzy l’avait vu.
Félicia essuya ses yeux embués. « Si tu savais à quel point ça me soulage », dit-elle.
Édouard la prit dans ses bras, la tête contre sa poitrine. Elle fut secouée d’une nouvelle série de sanglots. « Félicia… Est-ce que ça va?
— Ça va aller. J’ai eu une journée tellement difficile… Je m’excuse de t’avoir caché la vérité. Mais maintenant, au moins, tu sais. Et Gordon va bien! On va s’en sortir… » Elle pressa son corps contre le sien. « Je t’aime.
— Je t’aime. » Le mot doux dissimulait une part d’amertume. La confession de Félicia soulignait les mensonges d’Édouard, liés au fait qu’il demeurait déterminé à révéler au monde l’existence de la magie. Pourrait-elle comprendre, le temps venu? Il valait mieux changer de sujet. « Tu as l’air tellement brûlée… Prendrais-tu quelque chose à manger? À boire?
— Jésus-Marie-Joseph! Je n’ai jamais eu autant besoin d’un verre! », s’exclama-t-elle en s’affaissant sur le divan.
— Je vais te chercher ça, dit Édouard en s’éloignant. Tu pourras me raconter le reste de cette terrible journée… » Une fois dans la cuisine, il réalisa qu’il ne lui restait plus de vin. Il revint avec une bouteille de bière dans chaque main. « Est-ce que ça te convient? »
Félicia ne répondit pas. Elle dormait paisiblement, roulée en boule sur le sofa.

dimanche 21 mai 2017

Le Nœud Gordien, Épisode 471 : Un outil

Beppe avait été plongé dans une consternation peu commune lorsqu’il avait appris que Marco Kotzias était devenu le bras droit de Pops, à la tête de la fronde des Grecs contre M. Fusco.
Beppe ne doutait pas un instant de l’issue du conflit. Ses ennemis étaient à la fois moins nombreux et moins organisés. Il y avait toutefois de quoi se désoler des séquelles de cette petite révolte. Fusco avait unifié les clans de la Petite-Méditerranée, il s’était aussi assuré que tous vivent dans l’harmonie et la prospérité. Ce temps-là était bien révolu; le chef en était réduit à se terrer avec sa femme dans un endroit connu seulement de ses plus loyaux capitaines, menacé par des ennemis qui, un mois auparavant, se disaient ses alliés.
Beppe et ses hommes avaient déjà gagné quelques batailles contre les Grecs, mais pour lui, une première vraie victoire serait d’éclater la tête de ce traître de Marco. Pour Beppe, la loyauté importait plus que tout; il considérait comme une insulte personnelle le fait qu’un de ses anciens hommes soit devenu un officier ennemi. Une insulte qui demandait à être lavée dans le sang.
Lorsqu’une patrouille signala la présence de Marco sur le boulevard La Rochelle, sa réponse fut immédiate : « Laissez-le moi. »
Au volant de sa moto, il s’empressa de se rendre jusqu’à lui, délaissant les voies de circulation pour rouler directement sur la ligne, entre les voitures. Il arriva juste à temps pour le voir tourner vers une bretelle de l’autoroute. Beppe donna un coup de gaz et s’engagea à sa suite. Rien ne pourrait désormais empêcher sa vengeance.
Il ne restait plus qu’à attendre le bon moment. Il fila consciencieusement la voiture, assez loin pour ne pas être remarqué, une rage volcanique brûlant dans sa poitrine.
Marco prit une sortie vers le Centre, et il se retrouva vite coincé par un feu rouge. Je te tiens, pensa Beppe en se faufilant jusqu’à la fenêtre du conducteur, mitraillette à la main.
Il croyait pouvoir profiter de la surprise, mais par quelque miracle, Marco l’avait détecté. Il le désarçonna d’un coup de portière avant de s’éloigner sur les chapeaux de roues.
Un chapelet de blasphèmes résonnèrent sous sa visière; il remonta en selle et se mit en chasse.  
Afin de le semer, Marco brûla des feux rouges et alla même jusqu’à traverser un parc piétonnier, mais rien ne pouvait arrêter Beppe. Marco décida enfin de s’arrêter et de lui faire face. Grave erreur…
Les balles volèrent de part et d’autre pendant que Beppe continuait son approche. Lorsqu’il comprit que l’arme de Marco s’était enrayée, il sut qu’il avait gagné.
Il contourna la voiture criblée de balles et se trouva face à face avec son ennemi. Comme il en avait rêvé, il allait pouvoir le regarder dans les yeux lorsque son juste châtiment s’abattrait sur lui… Il ne lui restait qu’à appuyer sur la gâchette… Mais Marco leva les mains, et une explosion de lumière aveuglante l’engloutit.
Le temps de cligner des yeux, le Centre-Sud avait disparu; il se tenait plutôt dans une petite chambre d’hôtel sans fenêtre. Il demeurait en joue, mais il ne pouvait plus bouger un muscle.
La sorcière du Terminus se tenait devant lui, les bras croisés sous la poitrine.
Après un instant de confusion, son esprit assembla les pièces du puzzle. Du coup, tout ce que cette situation bourbeuse avait d’incompréhensible trouvait une explication. Marco s’est fait avoir par cette salope de sorcière!
« Hey! On reste poli! », dit la fille en levant le doigt comme une maîtresse d’école.
Tu peux entendre ce que je pense? Tiens, prends ça! Il lui balança un torrent d’injures en trois langues capable de faire rougir un charretier. Elle les reçut avec un sourire sans chaleur.
« Tant de haine… Tu sais ce qui est ironique? C’est ton émotion qui t’a trahi. On peut la percevoir à cent mètres à la ronde… Si un homme plus détaché, plus professionnel, s’était trouvé à ta place, il aurait sans doute eu le temps de tirer avant qu’on l’ait découvert… »
Le commentaire ne fit rien pour tempérer le feu qui lui dévorait les entrailles. Pendant un instant, la fille plissa même les yeux, comme si elle pouvait le voir, comme s’il était trop intense pour être regardé directement.
Tu as eu Marco… Comment? En le séduisant? En le soudoyant? En lui jetant un sort? Mais moi, je ne céderai pas. Jamais!
« Il ne faut jamais dire jamais… » La Chinoise le scruta un moment, pendant lequel il ressentit une pression croissante dans son crâne. Pour la première fois, l’effroi se mêla à la haine.
« Fantastique : tu sais où est madame Kingston… »
Madame? Qu’est-ce que tu veux à la femme de Fusco?
« Ça t’étonne? Ce n’est pas grave. Tu n’es qu’un outil pour nous. Et les outils n’ont pas besoin de comprendre quoi que ce soit. Seulement d’accomplir leur fonction… »

dimanche 14 mai 2017

Le Nœud Gordien, épisode 470 : Futur antérieur

Sur le toit de l’Agora, Félicia attendait pendant que les autres délibéraient. Le simple fait qu’ils aient souhaité discuter en son absence des deux bombes qu’elle venait de lancer augurait mal pour elle.
Ce moment de calme demeurait néanmoins bienvenu. Le soleil rougeoyait au loin, prêt à relâcher son emprise sur cette journée brûlante. Pourtant, l’air chaud ne parvenait toujours pas à réchauffer ses extrémités, comme si son système sanguin refusait de les desservir.
La pétarade d’une moto sur le boulevard la fit sursauter. Il fallait le reconnaître : elle n’avait pas fini de digérer l’attentat de l’après-midi. Elle espérait que les effets du choc s’amenuisent vite – chair de poule, sursauts, flashbacks soudains, mais surtout cet état psychologique inconfortable, improbable mélange d’hypersensibilité et d’irréalité… Une nuit de sommeil aurait été un pas dans la bonne direction, mais elle demeurait sous l’effet du procédé qui la dispensait de dormir. Le véritable repos allait devoir attendre.
Un mouvement au niveau du sol attira son regard. Elle reconnut Avramopoulos, marchant d’un pas vif vers le stationnement. Elle devina que le vieux Maître avait – une fois de plus – claqué la porte face à des opinions différentes des siennes.
Peu de temps après, le grincement de la porte derrière elle annonça l’arrivée d’Isaac Stengers. Elle dissimula un tressaillement nerveux. De tous les initiés en ville, le disciple de Latour demeurait celui que Félicia connaissait le moins.
Il s’accouda à côté d’elle pour admirer le coucher de soleil.
« Alors, m’avez-vous déclarée anathème? », demanda-t-elle, à moitié sérieuse.
Stengers s’esclaffa. « Pas encore. Ni Tobin, d’ailleurs. Le consensus est que si des Maîtres sont menacés, leur sécurité est notre priorité absolue. Nous chercherons à aller au fond de cette histoire une fois la crise résolue. Si les Trois peuvent nous conduire jusqu’à Harré, il serait stupide de rater cette chance.
— Je présume qu’Avramopoulos n’était pas d’accord.
— Sans surprise, bien qu’il n’ait pas proposé d’autre piste. Sa priorité à lui, c’était d’abord de nous faire bien comprendre qu’il nous avait prévenus! Bref, tu peux redescendre. Olson est en train de tenter quelque chose qui risque de t’intéresser… Il essaie de voir le futur. »

Au troisième, l’Américain se tenait debout, les yeux fermés. Elle se joignit au groupe qui l’entourait, choisissant une place à côté de Polkinghorne. « Content de te voir, murmura-t-il.
— Quand est-ce qu’Olson est devenu devin?, répondit-elle.
— À ma connaissance, le soir de la petite Joute. Peut-être avant. Où est Édouard?
— J’aimerais bien le savoir… » Dans le passé, Harré s’en était pris aux Maîtres, non pas aux simples adeptes; son absence inquiétait Félicia, mais pas autant que celle de Gordon.
Un mouvement du côté d’Olson interrompit leur échange. « J’y suis presque », dit l’Américain, dont l’expression trahissait les marques d’un effort intense. « Je les vois! Van Haecht et Latour! Oh! » Il grimaça. « Un instant… Yes! Let’s kick that door in! Beaucoup mieux! Voyons voir… » L’exercice paraissait de plus en plus difficile. « Non. Lytvyn doit entrer la première. Et il nous faut des menottes! » Il rouvrit les yeux. « L’affaire est dans le sac, mes amis! 
— Il écrit le futur, ou quoi?, demanda Félicia à Polkinghorne.
— J’ai cru comprendre qu’il joue avec les paramètres de la scène, et il découvre ainsi quelles sont les conséquences de chacun...
— C’est fascinant… Tu imagines les possibilités? » Elle n’aurait pas tenté de ramener Espinosa si elle avait su que ses plaquettes ne suffiraient pas; elle n’aurait pas suivi Tobin si elle avait su qu’un attentat contre lui était en branle… Comment perdre lorsqu’on choisit ses batailles en fonction du résultat?

Tobin ne revint pas à l’Agora, mais il tint tout de même sa part du marché. Un peu avant vingt-deux heures, Félicia reçut les coordonnées supposées de Harré par texto. La vision d’Olson montrait que Vasquez, Polkinghorne et Stengers étaient aussi de l’expédition. Ils s’entassèrent tous dans la voiture de Félicia et se mirent en route dans la bonne humeur, confiants du succès programmé de leur mission. Félicia, pour sa part, continuait à s’inquiéter pour Gordon, absent de la vision, dont l’absence demeurait inexpliquée.
Leur destination se situait à quelques rues au nord du boulevard Saint-Martin. Ils effectuèrent une reconnaissance en passant deux fois devant l’adresse sans s’arrêter. Il s’agissait d’une vieille maison unifamiliale délabrée, devant laquelle un panneau À vendre balançait mollement au bout de chaînes rouillées. Les lettres délavées confirmaient qu’elle était sur le marché depuis une éternité… Et qu’elle avait de bonnes chances d’y demeurer.
Ils se stationnèrent un peu plus loin. « C’est par là qu’on passe », dit Olson en pointant la porte sur le côté. Évidemment, rien ne les obligeait à procéder ainsi. Mais dévier du plan, c’était aussi dévier du futur entrevu. « N’oubliez pas : Félicia doit entrer la première, rappela Olson durant leur approche.
— Sinon quoi? » L’Américain ne répondit pas, soudainement déconcerté. Félicia suivit son regard pour remarquer à son tour que l’issue latérale était entrouverte. « Je pensais qu’on devait enfoncer la porte, dit-elle. Comment ça marche? On la referme avant ou quoi?
— Je ne comprends pas… 
— On fait quoi, maintenant? », demanda-t-elle.
Polkinghorne déboutonna son veston, révélant le holster qu’il portait à l’aisselle. Il dégaina son arme. « Félicia, vas-y quand même. Je suis juste derrière toi.
— Attends dehors, dit Olson à Pénélope.
— Pas question! Je…
— C’est un ordre, coupa-t-il. Tu dois monter la garde. Et nous avertir au besoin… » À contrecœur, Vasquez accepta de rester derrière.
Félicia alla pousser la porte. Les quatre entrèrent en file indienne dans une cuisine nue, sans électroménagers. Les interrupteurs ne répondaient pas; l’électricité avait sans doute été coupée depuis belle lurette. « Ce n’est pas du tout ce que j’avais vu, dit Olson, de plus en plus affolé.
— Pas question d’arrêter maintenant », dit Félicia en activant la lampe de son téléphone. Vasquez et Stengers l’imitèrent. Ils passèrent au salon, vigilants comme jamais.
Une odeur d’encens et de mèche brûlée flottait encore dans le salon, premier indice d’occupation récente. Les téléphones éclairèrent les traces d’un cercle magique à moitié effacé, au centre duquel gisait une masse recouverte d’un drap. Une masse en forme de corps humain.
L’arme à la main, Polkinghorne saisit un coin de drap et le rabattit d’un geste décidé. Il fallut un instant à Félicia pour distinguer ce qu’elle voyait; c’était un corps beaucoup plus maigre que Gordon ou Latour. En fait, il était presque squelettique. Sa peau parcheminée et tendue sur son squelette rappelait celle d’une momie. Sa bouche entrouverte semblait figée en un cri muet.
« Mon Dieu!, s’exclama Stengers. C’est lui! »
Seule, Félicia n’aurait jamais fait le rapprochement. Mais la petite moustache, la chevelure, les vêtements… Ce cadavre était celui de Berthold Latour.
Estomaqué, Olson émettait des sons hachurés qu’il ne réussissait pas à articuler en mots, encore moins en phrases. Félicia comprenait son désarroi : il croyait avoir vu le futur. Comment expliquer que la réalité soit aussi différente?
Elle s’était réjouie, à l’Agora, de la possibilité de pouvoir choisir que des batailles victorieuses. Cette réflexion souffrait toutefois d’une implication évidente dont elle saisissait maintenant la portée… Et si l’ennemi pouvait faire pareil? « Harré a vu le futur qu’on lui préparait, conclut-elle à voix haute. Et il l’a transformé à son tour… »
Stengers s’agenouilla à côté de celui qui avait été son Maître. Il tenta de lui fermer les yeux, mais la pression pulvérisa ses paupières. Il tenta d’étouffer ses sanglots, mais il ne réussit qu’à les rendre encore plus pathétiques.
« Comment lutter contre quelqu’un qui voit tout, qui sait tout?, demanda Olson.  
— On ne peut pas, dit Polkinghorne.
— Mauvaise façon de penser, rétorqua Félicia. Il ne sait pas tout : il voit le futur. Les futurs. Mieux que nous. Ce qu’il faut, c’est trouver comment l’aveugler. Et vite. » 

dimanche 7 mai 2017

Le Nœud Gordien, épisode 469 : Tournures inattendues

Catherine passa le reste de l’après-midi le front collé à la fenêtre, torturée par l’incertitude.
Avait-elle agi trop vite en convoquant ses pairs en assemblée? Et si l’absence de Gordon et de Berthold s’expliquait, au final, par une raison des plus banales? Une partie de pêche en cette journée splendide, une virée au cinéma, un long procédé requérant toute leur attention… Il était facile d’imaginer de bonnes explications à leur silence.  
D’un autre côté… Berthold l’aurait prévenue de son absence. Et il lui aurait certainement signalé la perte de ses lunettes à la sortie de sa chambre. Son instinct continuait de sonner l’alarme, mais il fallait reconnaître que son caractère anxieux la déclenchait souvent à tort. Quel embarras, si l’un ou l’autre des Maîtres se présentait au concile traitant de leur disparition!
À dix-neuf heures, ils n’avaient toutefois pas refait surface. Par ailleurs, ils n’étaient pas les seuls à manquer à l’appel : seuls Olson, Vasquez, Stengers et Arie s’étaient déplacés. Le fils Van Haecht, encore en fauteuil roulant, répétait des mantras, les yeux mi-clos, toujours aux prises avec la compulsion qui le forçait à s’exercer sans répit.
Catherine allait déclarer l’ouverture du concile quand Félicia sortit de l’ascenseur. Elle était pâle – encore plus que d’habitude. Elle se faufila en silence entre les chaises vides pour s’installer au premier rang. Une fois assise, elle enfonça les mains sous les aisselles, comme si elle voulait réchauffer ses extrémités, malgré les 30 degrés à l’extérieur.
Avramopoulos arriva juste après, accompagné par Virkkunen et Polkinghorne. Connaissant le personnage, il avait dû calculer son retard pour que son entrée soit remarquée, sans pour autant manquer quoi que ce soit des échanges. Peut-être déçu de ne rien avoir interrompu, il s’assit nonchalamment en arrière, les bras croisés, l’air condescendant.
En quelques phrases, Mandeville décrivit la situation : Latour anormalement absent, ses lunettes retrouvées sur le sol de l’hôtel – Mandeville ne précisa pas que c’était devant sa chambre… Elle précisa ensuite que Gordon ne s’était pas présenté à son rendez-vous avec Félicia.
L’exposition de ses inquiétudes fut accueillie avec apathie. L’incertitude la tirailla à nouveau.
« Ce n’est que ça?, ricana Avramopoulos, méprisant. Tu convoques une rencontre d’urgence pour nous dire que Latour et Gordon ont mieux à faire que prendre les appels de bonnes femmes? Heureusement que j’ai décroché! Sinon tu aurais fait quoi? Ameuté la police? Les forces spéciales? Ou peut-être prévoyais-tu te planquer dans un bunker nucléaire, juste au cas où? Si jamais…
— Elle a raison de s’inquiéter, interrompit Lytvyn sans se retourner.
— Toi, personne ne t’a demandé ton avis, rétorqua-t-il. Je… »
Virkkunen signala à Avramopoulos de se taire; Mandeville fut surprise de le voir obéir. Elle ignorait la nature précise du lien qui unissait ces deux-là. On savait qu’ils étaient Maître et novice; on présumait qu’ils étaient amants. Le geste impérieux de celui qui était, en théorie, subordonné à l’autre, suggérait un rapport plus complexe qu’une simple hiérarchie.
Lytvyn se leva. Elle n’avait rien de son aplomb habituel. La jeune femme se tint en silence pendant un long moment, à chercher ses mots, avant de soupirer et lancer crûment : « Romuald Harré est vivant. Et dans La Cité. »
Une vague invisible balaya la pièce. À peu près tout le monde s’avança sur sa chaise; même Arie ouvrit les yeux et cessa ses incantations. « Félicia… Explique-toi, dit Polkinghorne.
— J’ai des raisons de croire que Harré a pris possession d’Arthur Van Haecht durant la petite Joute. »
Mandeville porta la main à sa bouche, sidérée. « C’était donc ça! », lança Olson. 
« Des raisons de croire, dit Avramopoulos sur un ton glacial. Aurais-tu l’amabilité de nous dire lesquelles? »
Félicia, piteuse comme jamais, dit : « Gordon et moi, nous avons tenté de communiquer avec l’impression de Harré. Les choses ont pris une tournure inattendue. 
Une tournure inattendue! », rugit Avramopoulos. Il fondit sur Félicia et la gifla. « Imbécile! Insolente! Inconsciente! », cracha-il, accompagnant chaque épithète d’un nouveau coup. Félicia les encaissa sans chercher à s’en soustraire. À la troisième claque, elle se mit à sangloter.
Les pleurs sortirent Mandeville de sa stupéfaction : elle s’interposa. Avramopoulos, frustré dans son élan, leva la main comme pour la frapper, mais il eut le bon sens de s’en tenir à la menace. Il fit un pas en arrière en la fusillant du regard, le visage rougi par l’activité soudaine.
Félicia luttait tant bien que mal contre les pleurs qui la secouaient. Catherine en fut touchée. Force était de constater que la jeune femme avait su gagner son respect grâce à son intelligence et son talent; elle ne méritait pas pareille humiliation. Tournant le dos à Avramopoulos, Mandeville essuya ses pleurs avec ses doigts, comme une mère avec son enfant. Le geste, spontané et plein de sollicitude, eut tôt fait de la rendre mal à l’aise. Félicia, pour sa part, l’accueillit avec l’esquisse d’un sourire triste. Elle tira un mouchoir de sa poche et épongea ses yeux. On pouvait encore distinguer la marque des gifles imprimée sur sa joue. « Excusez-moi, dit-elle en reniflant.
— Ne t’en fais pas, dit Mandeville, tentée de la prendre dans ses bras pour mieux la consoler, effrayée à l’idée de le faire.
— Ce n’est pas que ça… Je pense que je suis encore en état de choc : je viens d’être victime d’une tentative de meurtre. Ça va aller, insista-t-elle en voyant Mandeville réagir. La cible était Tobin. Qui, par ailleurs, dit savoir où se trouve Harré.
— Tobin? Pourquoi n’est-il pas ici, alors?, demanda Mandeville.
— C’est l’autre problème, répondit Félicia en grimaçant.  
— Quoi encore?
— Il n'est pas celui que nous croyions... »