dimanche 28 août 2016

Le Nœud Gordien, épisode 435 : Six plaquettes, 2e partie

Félicia entra en état d’acuité sans que rien ne saute. Elle se détendit un peu, mais pas trop : il lui restait encore beaucoup à accomplir.
L’acuité n’affectait pas que la vision. Même les yeux fermés, l’état second lui permettait de deviner, juste à côté, le grondement d’un océan d’énergie. C’était fort, immense, beaucoup plus que ce qu’elle avait imaginé. Elle se sentait comme ces plongeurs encagés, entourés de requins… À tout le moins, la solidité de leur cage assurait une mesure de sûreté. La barrière invisible et intangible créée par ses plaquettes n’offrait quant à elle aucune certitude.
Elle approfondit son acuité au maximum avant de rouvrir les yeux. La grande salle presque déserte fournissait un contrepoids bienvenu à la présence oppressante de l’énergie bouillonnante qu’elle continuait de percevoir. Des silhouettes étaient apparues ici et là : les impressions d’Espinosa et de Hoshmand, comme elle l’avait espéré, mais plusieurs autres également, des victimes de la dure histoire du Centre-Sud.
Martin se leva de son dais, les yeux écarquillés. « Qu’est-ce que tu as fait? C’est… fascinant. Tous ces gens… Comment se fait-il que…
— Je travaille, est-ce qu’on peut jaser plus tard? 
— Je peux t’aider…
— Tu n’as pas ce qu’il faut pour m’aider.
— J’apprends vite », répondit-il.
Comme pour illustrer son propos, il leva les mains; une étincelle apparut entre ses paumes. Un frisson parcourut l’échine de Félicia : les courants de l’énergie ambiante avaient changé de direction… Ils déferlaient maintenant vers les mains de Martin. Toute cette puissance… Il pourrait transformer le Terminus en cratère en claquant des doigts. Peut-être le quartier au complet…
Martin laissa retomber ses bras. L’énergie reprit ses remous chaotiques. « Vraiment? » 
Oh. My. God. Il n’en était même pas conscient!
Martin allait poser une autre question, mais Félicia l’interrompit encore. « Plus tard! » Il dut percevoir son irritation grandissante : il n’insista pas. Elle avait besoin de toute sa concentration pour les étapes suivantes. Activer le procédé avait été plus facile du fait que les plaquettes étaient rapprochées les unes des autres; il lui fallait maintenant les déplacer jusqu’à l’impression de Gianfranco Espinosa sans crever la bulle qui la protégeait. Elle préférait ne pas risquer d’avoir à réactiver le procédé – peut-être avait-elle profité la première fois d’une chance qui ne se représenterait pas.
Elle poussa la première plaquette d’une trentaine de centimètres, puis une deuxième, et ainsi de suite… Le barrage tint bon malgré toutes ces manipulations. Il lui fallut une bonne demi-heure de ce manège pour  réussir à se positionner correctement.
Elle était prête à accomplir la métempsychose… Et terrorisée à l’idée de rater son coup. Quelle mouche l’avait piquée, de négliger ses leçons avec Gordon pour entreprendre ce plan foireux? C’était peut-être le fait qu’elle ait cessé de dormir qui court-circuitait son bon sens… Lorsque l’idée lui était venue, elle semblait couler de source : elle disposait d’un truc capable de disperser le trop-plein d’énergie, elle pouvait tirer profit d’une trêve qui ne durerait peut-être pas… Elle avait balayé tous les risques potentiels sous le tapis, confiante en ses capacités. Il lui restait à espérer qu’elle ne se soit pas trompée.
Martin fit quelques pas dans sa direction pendant qu’elle se débattait avec ses dernières réticences. Si elle avait été seule, Félicia aurait peut-être battu en retraite et plié bagages. Mais le regard de l’autre chatouilla son orgueil. Elle passa quelques minutes à méditer debout, afin d’être parfaitement concentrée, puis elle se lança.
Être en état d’acuité au milieu des plaquettes était une chose; tenter un procédé aussi complexe que celui-là, c’était ouvrir la porte de la cage aux requins.
Elle sentit que le procédé lui glissait des mains dès la première seconde. Elle sentit venir le contrecoup comme un montagnard qui découvre qu’une avalanche s’est déclenchée au-dessus de sa tête… Qui réalise qu’il ne lui reste qu’un instant avant que la mort lui tombe dessus.
Elle pensa à ce qui lui restait à accomplir – non pas les commandes et les devoirs de Gordon, mais le Grand Œuvre… Et tout ce qu’elle aurait pu découvrir en vivant des siècles.
Elle pensa à Gianfranco Espinosa, qu’elle avait voulu impressionner encore, en le ramenant à la vie.
Elle pensa à ses parents, qu’elle reverrait peut-être de l’autre côté…
…et à Édouard, qu’elle ne verrait plus, à cause de sa témérité.
Elle ferma les paupières, la frousse au ventre, la larme à l’œil, toute petite et impuissante face au raz-de-marée radiesthésique.
L’impact ne vint pas. Elle ouvrit les yeux et vit Martin à deux pas d’elle, le visage tordu par l’effort. Interloquée, elle le regarda gesticuler. Elle avait la bouche sèche, les jambes molles, la sueur coulait à grosses gouttes dans son dos. Mais elle était vivante.
Elle comprit que l’homme avait réussi là où ses plaquettes avaient échoué. Il l’avait protégée in extremis d’un contrecoup. Comment pouvait-il manipuler toute cette énergie, alors que même les Seize en étaient incapables?
« Je te l’avais dit que je pouvais t’aider », dit-il avec un sourire moqueur qui rappelait celui de Tobin. Félicia était encore trop abasourdie pour répondre. Une seule pensée revenait sans cesse : j’aurais pu mourir, ici, maintenant.
« Si je me souviens bien, dans votre tradition, c’est une faveur pour une vie, non? Je pense que tu m’en dois une! »

dimanche 21 août 2016

Le Nœud Gordien, Épisode 434 : Six plaquettes, 1re partie

Félicia fut surprise de découvrir que la porte du Terminus était gardée par une adolescente aux allures garçonne, qui devait avoir seize ans tout au plus. Elle avait les cheveux courts et semblait flotter dans ses vêtements trop amples; elle tenait un pistolet à la main et l’attendait d’un air menaçant. Félicia se dit qu’ado ou pas, elle n’aurait pas voulu la mettre de mauvaise humeur.
La gardienne examina Félicia et l’homme qui l’escortait. C’était un dur de dur que Frank Batakovic lui avait déjà recommandé comme un homme de confiance. Malgré ses airs d’intello urbain, avec ses lunettes et sa barbiche, l’AK-47 qu’il portait en bandoulière confirmait que ce n’était pas le genre de gars à faire dans la dentelle. La jeune fille le toisa comme pour bien lui montrer qu’elle n’avait peur de personne – peu importe sa carrure ou son arsenal.
Les portes s’ouvrirent pour révéler un homme d’un certain âge, au visage coloré de vieilles contusions en voie de guérison. Ses yeux ne clignaient pas, ses cheveux étaient presque tout blancs… Elle comprit qu’il s’agissait de l’un des Trois.
Apparemment, elle n’avait pas besoin d’être présentée. « Bienvenue au Terminus, Félicia.
— On se connaît?
— Je suis Martin. Nous nous sommes déjà croisés, quelque part entre l’Ukraine et l’Argentine…
— Tu n’avais pas le même visage.
— Et pourtant… C’était moi.
— Je peux entrer? »
Martin pointa son escorte. « Oui, mais lui, il reste là. » Marcus signala qu’il avait compris. Il ne ferait pas de chichis : il l’accompagnait pour l’argent – pas parce qu’il s’inquiétait pour elle. Elle passa le seuil à la suite de Martin, tirant comme toujours sa valise derrière elle.
Alors qu’elle entrait, elle entendit la gardienne demander à Marcus : « C’est quel calibre, ta bébelle? »
Martin parut attendri. « Ton homme lui plaît. C’est rare…, dit-il une fois la porte refermée.
— C’est un simple employé, répondit Félicia.
— Je sais. » Évidemment. « En passant, il y a quelque chose dans sa tête, quelque chose que je n’ai jamais vu… Une sorte de coffre-fort. Une partie de sa mémoire à laquelle il ne peut pas accéder.
— Ah bon. » Félicia n’avait aucune idée de quoi il parlait. Elle n’insista pas.
Le Terminus était vraiment en mauvais état. Est-ce ici que la féroce portière passait ses nuits, peut-être couchée sur l’un des cartons qui parsemaient la grande pièce? Qu’est-ce qui pouvait conduire quiconque à adopter ce genre de vie?
« Il ne nous manque de rien, précisa Martin. Nous veillons les uns sur les autres. C’est loin d’être tout le monde qui a cette chance, même en-dehors du quartier.
— C’est déroutant, interagir avec des gens qui lisent les pensées.
— Pour nous aussi. Il y a ce que les gens disent, et ce que les gens pensent; c’est hallucinant de voir les deux en même temps. Par exemple, tu dis c’est déroutant, mais le vrai message, c’est get the fuck out.
— Tu sais donc aussi pourquoi je ne l’ai pas dit.
— Selon toi, si tu demandes que je cesse, je vais continuer quand même en cachette.
— Est-ce que je me trompe? »
Martin se contenta de sourire. « Qu’est-ce qui t’amène chez nous?
— Tu ne le sais pas déjà?
— Je ne comprends pas tout ce que je vois.
— Intéressant. » Elle baissa la voix, pour être certaine que personne dans la poignée de gens qui flânaient dans l’espace ne puisse l’entendre. « Je veux tester un procédé que j’ai mis au point…
— Mettre une âme dans un bocal », répondit-il sur le même ton.
Félicia s’esclaffa. « Oui, si on veut.
— Tu veux tester ton procédé. Mais tu as peur. »
Félicia aurait préféré ne pas devoir l’admettre. Elle réprima un frisson. « Alors, je peux?
— Oui. Nous sommes en trêve. Mais tu es sur notre territoire : je devrai te superviser. »
Félicia se serait bien passé de chaperon, mais Martin le savait sans doute déjà. « C’est d’accord. Mais nous devrons être seuls, tous les deux.
— Oui, oui. Pas de non-initiés, je sais. »
Il siffla assez fort pour avoir l’attention de tout le monde. Il suffit d’un mouvement de la main pour vider la place sans que quiconque rouspète, traîne ou demande des explications. La plupart passèrent dans une pièce adjacente, séparée par un rideau; les autres sortirent par la grande porte. 
Il alla s’asseoir sur une sorte de dais qui se trouvait un peu plus loin. « Fais comme chez toi. »
Pour la première étape, elle tira six plaquettes de bois qu’elle avait déjà préparées. Chacune portait le procédé-soupape qu’elle avait mis au point en préparation du grand rituel. Elle risquait gros en tentant de l’activer au cœur du Centre-Sud. De deux choses l’une : soit son procédé gérait l’énergie ambiante et la protégeait dès la première seconde… Soit le contrecoup avait le dessus avant qu’il soit devenu effectif, et tout lui pétait à la figure.
Si Martin put lire ces scénarios-catastrophes dans sa tête, il ne parut pas plus inquiet.
Félicia disposa ses six plaquettes à distance égale autour d’elle, puis elle inspira profondément, prête à lancer les dés, espérant que sa hardiesse la serve cette fois encore…

dimanche 14 août 2016

Le Nœud Gordien, épisode 433 : Les règles du jeu

Tous les Maîtres et les adeptes confirmés de La Cité étaient enfin réunis dans la salle commune du troisième. Il régnait sur l’assemblée une atmosphère joyeuse, badine; on aurait dit une classe d’école lors du dernier jour avant les vacances.
« Votre attention, s’il vous plaît! », dit Latour en guise d’ouverture. Il lui fallut quelque temps pour avoir l’attention de tout le monde. « Maintenant que nous avons traité des sujets les plus urgents, il est temps de nous pencher vers un autre dossier. Vous savez duquel je parle, n’est-ce pas? »
La Joute. Maintenant que les tensions avec les Trois du Terminus étaient résolues, maintenant que le niveau de l’énergie radiesthésique de La Cité était redevenu normal, ils avaient le loisir de se divertir de la façon la plus sophistiquée qui soit. Voilà pourquoi tout le monde était de bonne humeur. Enfin, tout le monde sauf Mandeville, comme toujours méfiante face à tout ce qui touchait le créneau…
« Vu que nous sommes tous dans la même ville, la Joute traditionnelle n’a pas de sens. C’est pourquoi je vous suggère aujourd’hui une version modifiée du jeu. Je remercie tous ceux qui ont contribué à ma réflexion au cours des derniers jours, par leurs commentaires et leurs suggestions… Alors voilà : je propose de réduire la Joute à l’échelle de La Cité. »
Latour révéla la carte de la ville qu’ils avaient préparée, un autre exemplaire de celle sur laquelle ils avaient planifié le grand rituel. « J’ai partitionné la ville en sept quartiers majeurs : le Centre, le Nord, l’Est, l’Ouest, la banlieue nord, la Petite-Méditerranée, la Rive-Sud et la zone portuaire. Le Centre-Sud n’a pas été inclus, pour des raisons que je n’ai pas besoin de vous expliquer…Donc, comme dans la grande Joute, le tour commencera par une déclaration contre le Maître qui possède le quartier. Les Maîtres disputeront leur Joute dans le cercle, et le gagnant aura le droit de lancer un défi au perdant. Celui-ci désignera alors un lieutenant…
— Un seul?, demanda le père Van Haecht.
— Oui, un seul. Le lieutenant aura deux semaines pour le relever. »
Les autres réagirent : c’était la plus grande différence avec la version traditionnelle. « Deux semaines, ce n’est pas beaucoup, dit Aart.
— C’est juste, mais vu la plus petite échelle du jeu – un quartier plutôt qu’une ville –, les défis devraient l’être également. La contrainte du temps rendra sans doute leur accomplissement plus intéressant.
— Cela ne rendra pas le jeu bien plus captivant, maugréa Avramopoulos. À moins que le lieutenant du gagnant ait le droit de contrecarrer l’autre… »
Son commentaire suscita une vague d’excitation. Il tenait peut-être quelque chose…
« C’est une bonne idée, nous pourrons la considérer. Il faut également garder en tête que cela offre l’avantage notable de permettre aux Maîtres de jouer un tour aux deux semaines, plutôt qu’attendre Dieu sait combien de temps…
— Tobin a dit que le niveau d’énergie radiesthésique demeurait supérieur à ce à quoi nous sommes habitués, rappela Mandeville. Avez-vous une idée des effets que cela peut avoir sur vos confrontations? »
Latour n’y avait même pas pensé. « Alors oui, euh, en principe, la variation est trop mineure pour qu’elle se répercute sur le procédé. » Mandeville n’était pas dupe, et elle affichait son incrédulité sans fard. Latour devait se préparer à une longue conversation privée…
Avramopoulos prit la parole. « Si madame a fini de nous régaler avec ses inquiétudes… Qu’en est-il de la grande Joute? Je ne veux pas perdre mes acquis ailleurs dans le monde. De plus, Gordon et moi étions entre deux rounds de la nôtre, dans La Cité… J’étais en bonne position de gagner.
— Pfff, dit Gordon. Les rires fusèrent.
— Je propose que nous suspendions la grande Joute, reprit Latour, pour quelque temps du moins. Nous pourrons juger dans quelle mesure la Joute locale sera compatible avec la grande. Il ne nous reste plus qu’à déterminer qui contrôle les quartiers, et nous serons prêts à commencer. Qu’en dites-vous? »
C’était clair : la réception était positive. Tout le monde avait hâte de s’y mettre. « La partie commencera dimanche prochain. Et que le meilleur gagne! »
Tout le monde applaudit – encore une fois, à l’exception de Mandeville.
Alors que les gens s’apprêtaient à se lever, Olson dit : « J’aurais quelque chose à ajouter. Sur un autre sujet…
— Oui, oui, bien sûr. » Latour lui céda la tribune, perplexe.
L’Américain réfléchit un instant, puis il se lança. « Il y a un siècle, la purge de Harré a appris aux survivants qu’il valait mieux qu’ils soient éparpillés, afin de sauvegarder leurs trésors de connaissance en cas de désastre. Paradoxalement, cela a rendu plus difficile leur transmission. Les temps ont changé; voyez comment, ensemble, nous avons fait face à la crise. » Olson s’ébroua comme un cheval. Le mouvement, brusque et inattendu, surprit tout le monde, mais il continua sans excuse ni explications. « En cours de route, nous avons choisi cet édifice comme quartier général. Mais je crois qu’en cours de route, il est devenu bien plus. Un espace de travail, un milieu de vie… L’aviez-vous réalisé? Nous avons fondé la première école depuis le sanctuaire de Zurich. Et je crois que nous pouvons bénéficier qu’elle continue à exister. »
Olson mettait le doigt sur quelque chose. « Une place publique qui nous appartient tous… Un lieu d’échange, de recherche, de partage. Une agora, bref. »
Le visage d’Olson s’illumina. « Oui. Notre Agora. » Olson se remit à applaudir frénétiquement; son enthousiasme gagna vite les autres.
Latour avait l’impression de vivre un moment historique. Où en seraient-ils si, par exemple, Kuhn avait eu la même idée, trente ans auparavant? C’était décidément un pas dans la bonne direction.
Si certains entretenaient des réserves quant à cette initiative, personne ne les mentionna. Latour vit cette rare unanimité comme un bon augure pour la suite de leur nouvelle alliance.

dimanche 7 août 2016

Le Nœud Gordien, épisode 432 : Union

Les attentions de Daniel la faisaient frémir comme toujours. Il savait jouer de son corps comme d’un instrument, au diapason de ses désirs. Mais aujourd’hui, elle percevait une fausse note dans leur harmonie habituelle.
Lorsqu’ils étaient au lit, leurs ébats prenaient souvent des allures de méditation. Ils se retrouvaient dans un certain état mental, ils cultivaient la détente du corps, la respiration profonde, mais plutôt que vider leur esprit, ils le focalisaient l’un sur l’autre à l’exclusion de tout le reste. Ils s’offraient sans réserve, et en ressortaient enrichis.
Ce matin cependant, Pénélope détectait une distraction de son côté. Elle devinait qu’une pensée secrète amusait Daniel. Dans un premier temps, elle ne dit rien, espérant que l’impression passe, et que la pureté de leur connexion revienne. Après quelque temps, elle cessa d’espérer : son irritation avait crû jusqu'à la distraire à son tour.
« Je me demande à quoi tu penses », lança-t-elle.
« À rien de spécial », répondit-il, sourire en coin, sans ralentir.
Pénélope se dégagea doucement de son étreinte. « C’est triste que j’aie à te poser la question.
— Je ne comprends pas. Je ne te cache rien, pourtant.
— Je te connais, Daniel Olson. Tu as quelque chose derrière la tête. »
Olson rumina l’affirmation quelques instants, avant de dire : « J’avoue.
— Alors? À quoi pensais-tu?
— À quoi tous les hommes pensent? », dit-il en reprenant ses caresses.
Elle le repoussa. Une autre nouveauté. « Je suis sérieuse! »
Il devint grave à son tour. Il s’assit au bord du lit et soupira. « Tout ce temps, tous ces efforts pour nous rendre parfaits… Je crois de plus en plus que nous faisons fausse route. »
Surprise, Pénélope demanda : « Comment peux-tu dire cela, après toutes nos réussites?
— Nos réussites? Je les trouve bien peu ambitieuses. Nous avons modelé notre chair pour incarner nos idéaux. Nous sommes plus forts, plus agiles, plus endurants qu’à peu près n’importe qui… Nous nous sommes débarrassés de nos poils et nos odeurs embarrassantes… Mais encore?
— N’est-ce pas assez?
— Il y a tant de contraintes que nous nous imposons… Qui nous privent peut-être d’un potentiel encore difficile à imaginer.
— Ce que tu dis, c’est que tu en as marre d’être juste un humain, c’est ça?
— Ce que je dis, c’est qu’il est peut-être temps de redéfinir ce qu’est être humain.
— C’est à cela que tu réfléchissais, pendant que nous faisions l’amour?
— J’imaginais me voir à travers tes yeux, être toi pendant que je te pénètre… Je pensais que, si seulement tu acceptais…
— Non. Je ne changerai pas d’idée. »
— Nous sommes déjà si formidables ensemble… Imagine si nous devenions une seule et même entité, homme et femme, yin et yang à la fois…
— Daniel, je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne. Mais je ne veux pas devenir toi. Je ne veux pas cesser d’être moi, non plus. »
Olson se leva brusquement, et se mit à faire les cent pas dans la chambre, les deux mains sur le front, comme s’il venait d’apprendre une nouvelle accablante.
« Tu me fais confiance, d’habitude.
— La différence, c’est que d’habitude, tes plans ne sont pas stupides. »
Il serra les poings en poussa un grognement animal. Pénélope s’était habituée à ses manières pondérées, délibérées, la version masculine de la grâce. Maintenant, il était plus impulsif, imprévisible, prompt à des sautes d’humeur ou des lubies soudaines. Cette idée qu’ils devraient fondre leur esprit comme la trinité était celle qui revenait le plus souvent. Son passage au Terminus l’avait changé plus profondément qu’elle voulait encore l’admettre.
Il continua de gesticuler, fébrile comme un homme ayant bu vingt cafés. Elle le laissa s’agiter jusqu’à ce qu’il ait retrouvé une mesure de calme. « Je vais y aller, dit-il finalement. Ma leçon avec Tobin commence bientôt. Nous reparlerons de tout cela plus tard.
— Je ne changerai pas d’idée », répéta-t-elle.
Il la fixa un instant. Pénélope devinait qu’une réplique lui brûlait les lèvres, une réplique blessante, assassine. Il eut toutefois la sagesse de la garder pour lui. « Tobin progresse vite, c’est impressionnant, dit-il plutôt en se rhabillant.
— C’est bien » dit-elle, heureuse qu’il change le sujet, triste qu’ils soient incapables de résoudre leur différend. Elle trouvait louable que Daniel se soit offert pour poursuivre la formation du revenant, après que Gordon ait déclaré être trop occupé… Tobin avait changé, lui aussi. Lorsqu’elle avait fait sa connaissance, il avait les sourcils toujours froncés, la mâchoire crispée. Ses tensions lui donnaient un air d’animal dangereux, toujours sur ses gardes, prêt à bondir à la moindre provocation. Maintenant? Il était habité de la sérénité de celui qui n’a rien à craindre. Son instinct lui disait qu’il y avait anguille sous roche… Y avait-il un lien entre sa transformation et celle de Daniel? Est-ce que leurs expéditions au cœur de la zone radiesthésique étaient en cause?
Elle aurait aimé pouvoir en discuter avec Daniel, mais partager ses inquiétudes dans ce contexte aurait jeté de l’huile sur le feu.
Daniel sortit sans lui dire au revoir. Elle ne s’était pas sentie aussi seule depuis des années.