dimanche 26 juin 2016

Le Nœud Gordien, Épisode 426 : Premier million

Avec tout le travail qu’elle avait abattu au cours des dernières semaines, Félicia avait à peine eu le temps de remarquer l’absence d’Édouard. Lorsqu’il lui signala son retour, elle fut grisée à l’idée qu’ils se retrouvent enfin ensemble. C’était une émotion d’écolière, immature, un peu fleur bleue, mais… Elle aimait qu’il lui avoue s’être ennuyé d’elle.
Ils convinrent qu’elle le rejoindrait chez lui à dix-huit heures. Félicia se pomponna avec autant de soin qu’au temps où elle courait les clubs. Cheveux raidis, maquillage de star, robe d’été avec motifs blancs sur fond blanc, escarpins neufs, bijoux assortis… Le miroir le lui confirma : le résultat final était à faire damner un saint.
Son sourire ne la quitta pas de chez elle à chez lui, son cœur battant en un crescendo qui culmina au moment où elle frappa à sa porte.
Avait-il compté sur un retard de sa part? Édouard lui ouvrit avec une chemise déboutonnée, les pieds encore nus. Lorsqu’il la vit, Félicia imprima sa réaction dans son esprit : les yeux écarquillés, la bouche ouverte : elle lui avait coupé le souffle.
Une émotion puissante, primale la fit frissonner de la tête aux pieds; elle fondit sur lui comme un oiseau de proie.
Sa mise en pli et son maquillage furent démolis en l’espace de quelques minutes… Elle n’en avait cure : c’était pour les meilleures raisons qui soient.

Le lit grinça à nouveau lorsqu’Édouard, luisant de sueur, allongea le bras pour consulter son téléphone sur la table de chevet. « Je pense qu’on a manqué notre réservation au resto…
— On a tout ce qu’il faut ici », dit Félicia en se serrant contre lui.
Il lui embrassa le front. « Je vais nous commander quelque chose… Le thaïlandais, est-ce que ça va bien avec le champagne?
— Voyons : tout va bien avec le champagne! Est-ce qu’on célèbre quelque chose?
— Mon premier million », dit-il, pince sans rire.
— C’est le plus difficile à gagner.
— Ah oui? Et le tien, comment ça s’est passé?
— Longue histoire…
— Pas grave : ma soirée vient justement de se libérer… »
Félicia se redressa dans le lit en lissant ses cheveux. « Le premier million que j’ai eu entre les mains, je l’ai volé à mon père. Je savais qu’il gardait de grosses réserves en argent comptant. C’était sa porte de sortie, si ses affaires avaient tourné au vinaigre : toute ma famille aurait pu disparaître dans la nature du jour au lendemain. J’en ai… emprunté une partie.
— Emprunté?
— Oui. C’est là que ça se complique. C’était pour un projet. J’avais une amie… Connais-tu Mélanie Tremblay?
— J’en connais plus qu’une, mais je présume que tu parles de la personnalité du monde des affaires…
— Oui… Tu la connais personnellement?
— Disons que je connais quelqu’un qui la connaît », dit-il avec une expression mystérieuse.
« Bref, moi, je l’ai connue avant qu’elle se fasse un nom. Mais elle était déjà douée… Un jour, elle m’a dit que, si elle avait un million, elle pourrait le décupler en un rien de temps.
— …et tu as volé l’homme le plus dangereux au pays pour lui fournir ce million.
— Oui. J’étais jeune. Et conne.
— Tu t’es fait avoir?
— À moitié… Elle a effectivement réussi à faire fructifier mon argent. Après quelques mois, elle me l’a rendu. Sans me donner un sou de plus! Dans ma tête, j’investissais… Pour elle, ce n’était qu’un prêt. Lorsque j’ai insisté, que je lui ai fait savoir que c’était injuste qu’elle s’enrichisse grâce aux risques que j’avais pris pour elle, elle a coupé les ponts. Tu sais ce qui est con?
— Quoi?
— Je m’ennuie encore d’elle. Elle est la grande sœur que j’aurais toujours voulu avoir. Lorsque j’ai essayé de reprendre contact avec elle, j’ai été maladroite. Et un petit peu trop saoule », ajouta-t-elle à voix basse. « Mon essai suivant a été pire encore… L’ironie, c’est que maintenant, un million, ce n’est pas plus une grosse affaire pour moi que pour elle… Quoi? »
L’expression d’Édouard avait changé. « Je… Je ne savais pas que tu étais si riche », admit-il.
Elle haussa les épaules. « Mon père contrôlait La Cité avant même ma naissance. C’est certain que son argent a… Qu’est-ce qui te fait sourire?
— Quelle chance j’ai, au lit avec une riche héritière! Faudrait que je tombe enceinte pour être certain de te garder!
— T’es con! » Elle lui donna un coup de poing sur l’épaule. Il saisit son poignet avant qu’elle lui en donne un deuxième. Il lui grimpa dessus pour l’immobiliser; elle se débattit par jeu, en ricanant autant que si on la chatouillait.
L’altercation finit en étreinte, puis en embrassade.

dimanche 19 juin 2016

Le Nœud Gordien, épisode 425 : Trouver Martin, 5e partie

Massant ses jointures, Tobin joua du coude pour rejoindre Aizalyasni et les blessés. « Reculez-vous! Laissez-leur de l’espace! »
Il la trouva agenouillée entre les deux hommes, une main sur le torse de Martin, l’autre sur celui de Timothée. Une faible lueur brillait là où elle les touchait. Elle sanglotait, le souffle court, en répétant les mêmes mots : « Ne meurs pas… Je ne veux pas te perdre… Ne meurs pas… J’ai besoin de toi… »
Tobin s’accroupit devant elle. « Qu’est-ce qui ne marche pas? 
— Je ne peux pas retenir Tim toute seule!
— Alors guéris Martin! À vous deux, vous…
—  Si je le lâche, il va partir! Je le sens déjà glisser entre mes doigts… »
Tobin se tourna vers Martin et le gifla. Il ne réagit pas. « Fuck, Martin, ce n’est pas le temps de dormir… Réveille! » Une autre gifle n’obtint pas plus de résultats. « Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider? 
— Rien. Seule, je n’y arriverai pas. Notre puissance vient du fait que nous sommes trois… Déjà, à deux, ce serait peut-être différent… » Sa lèvre se mit à trembler.
Plus que tout, Tobin détestait se sentir impuissant. « Alors prends-moi », lança-t-il.
Aizalyasni releva la tête, estomaquée. « Toi… avec nous? 
— Paraît que je suis incomplet de toute manière, ce ne sera pas une grosse perte. » Il ne jugea pas bon d’ajouter qu’avec la puissance de la trinité à sa disposition, il serait ensuite en mesure de faire payer ces enculés de mafieux.  « Vas-y! »
Aizalyasni ferma les yeux; l’instant d’après, elle fronçait les sourcils. « Ça ne marche pas!
— Quoi? Qu’est-ce qui ne marche pas?
— Je ne sais pas. Je ne sais pas! » Un sanglot. « Il ne respire plus! Je le sens! Il s’en va! »
Il n’y avait plus de temps à perdre; Tobin allait devoir se montrer créatif. Mike lui avait raconté que la première fois qu’Aizalyasni avait manifesté ses capacités surnaturelles – avant même la formation de la trinité –, c’était parce que des mafieux lui avaient tiré dessus.
Il dégaina son pistolet et pressa le canon contre le front d’Aizalyasni. « Force-toi », dit-il d’une voix dure. Il sentit les fidèles se tendre partout autour d’eux, mais il n’y prêta pas attention. Il n’y avait qu’Aizalyasni et lui au monde.
Elle fit non de la tête, les larmes mouillant ses joues.
Elle n’y croit pas. Foutus télépathes. Tobin releva son pistolet. Le canon avait imprimé un troisième œil sur le front de la jeune fille. Il retira le cran de sûreté et la mit en joue à nouveau. « Paraît que tu es capable d’arrêter les balles… On va voir. J’appuie sur la gâchette à trois. Un. Deux… »
Tobin sentit un vertige indescriptible, comme s’il basculait hors de lui-même. Aizalyasni ouvrit les yeux; Tobin se vit à travers elle, la confusion peinte sur son visage d’emprunt. Un seul esprit animant leurs deux corps. Il pouvait maintenant percevoir l’énergie magique ambiante, une énergie vibrante, vivante, prête à être mobilisée… Ces nouvelles sensations auraient été déroutantes sans Aizalyasni, pour qui elles étaient familières… Elle était lui; il était elle.
Tobin comprit qu’il était déjà trop tard pour Tim. Même dans un hôpital, sa blessure était trop sévère pour être guérie; le coup de feu avait détruit plusieurs organes internes. Mais Aizalyasni avait dit vrai : elle retenait toujours l’esprit de Tim malgré la ruine de son corps. Il restait encore un espoir.
La dyade s’attela à régénérer Martin, sans toutefois relâcher son emprise sur Tim. La fille n’avait pas menti : elle n’aurait pas pu réussir seule. À deux, la tâche demeurait difficile.
Le retour à la conscience de Martin causa un brusque remous dans leur esprit partagé, alors qu’un troisième ensemble de pensées, d’émotions, d’expériences se superposa aux leurs. Tobin partagea avec les deux autres une impression de soulagement face au retour à une normale qu'il n’avait pourtant jamais connue. Ils étaient trois à nouveau.
Ils n’eurent pas à échanger un mot, à s’expliquer quoi que ce soit. Ils se positionnèrent en cercle autour de Timothée, un point de lumière jaillissant entre les paumes de chacun. Six mains se posèrent sur lui, deux sur sa tête, deux sur sa poitrine, deux sur son ventre. Leurs corps se transformèrent en conducteurs; l’énergie magique s’anima et les traversa. Ils trouvèrent l’essence de Timothée, cachée dans son cerveau, son cœur, ses tripes. Ils la captèrent et l’attirèrent dans leur union.
Ils étaient trois, mais quatre en même temps. Comme les mousquetaires, pensèrent-ils, et ils se réjouirent de savoir que l’allusion provenait de la part d’eux qui avait été Timothée Lacombe.
Lorsqu’ils se relevèrent, le corps de Tim avait disparu.
Quelques secondes à peine s’étaient écoulées depuis que Tobin avait menacé d’appuyer sur la gâchette. Un lourd silence régnait sur le Terminus.
« Nous sommes… complets », dit Tobin. C’était vrai. Son lien avec la trinité lui donnait une impression de stabilité, de réalité qu’il n’avait pas ressentie depuis son retour à la vie.
« Timothée n’est plus », dit Martin, sa lèvre enflée rendant sa diction traînante.
« Mais il est avec nous, pour toujours », dit Aizalyasni.
Les trois se levèrent et s’étreignirent en pleurant. La part des Trois qui avait été Karl Tobin ne se souvenait pas de la dernière fois où il s’était laissé aller aux larmes.
Il était simultanément homme et femme. Petit et grand. Police et bandit. Sensible et impitoyable.
La présence de Tobin donnait à la Trinité ce qui lui avait manqué jusqu’ici : une part de ténèbres.
Quelqu’un allait payer…

dimanche 12 juin 2016

Le Nœud Gordon, épisode 424 : Trouver Martin, 4e partie

Karl poussa un soupir sec et intense, comme la vapeur qui s’échappe d’une bouilloire. Non seulement ces gamins avaient foutu la merde, mais ils avaient besoin de lui pour la ramasser. Ils voulaient un chef? Ils allaient l’avoir.
« Vinh, Djo, pression sur la plaie. Vous ne la lâchez pas une seconde. Mike, faut que tu amènes Tim au terminus, presto.
— Au Terminus? C’est à l’hôpital qu’il a besoin d’aller…
— Aizalyasni va pouvoir faire mieux pour le guérir que n’importe quel médecin. Qu’est-ce que vous attendez, vous trois? Go! Les autres, venez nous rejoindre. Toi, Sophie, fouille-le. » Il pointa Abel. « Trouve ses clés. Grouille! »
Tobin jogga jusqu’au garage. Il actionnait l’ouverture de la grille juste au moment où Sophie, encore à bout de souffle, lui amena le trousseau d’Abel. « Quand les autres vont être rentrés », dit-il, « tu leur dis de traîner les corps jusque dans le garage. En attendant, trouve du gaz, de l’huile, quelque chose, et crisse-en partout sur les murs. »
Il n’attendit pas son éventuelle réponse. Chaque seconde comptait : il se rendit aussi vite qu’il le put à la trappe. D’une main tremblante, il essaya les clés jusqu’à trouver la bonne.
Il ne s’était pas trompé : Martin se trouvait dans l’espace en-dessous, attaché et bâillonné, le visage tuméfié, les vêtements raidis par des couches de sang séché. Il luttait pour garder la tête relevée et les yeux ouverts. Il ne réagit pas lorsque Tobin trancha ses attaches, ni lorsqu’il le traîna jusqu’à l’escalier. Ce n’est qu’à ce moment qu’il retrouva une part de ses esprits, assez pour continuer sans être poussé. Martin gémit à chaque nouvelle marche, mais il porta son propre poids; une fois dehors, il fut toutefois incapable de reprendre pied.  Il menaçait de tomber chaque fois que Tobin desserrait son étreinte.
Les jeunes rayonnèrent de joie à la vue de Martin, mais leur joie ne dura qu’un instant, le temps qu’ils réalisent l’état pitoyable dans lequel il se trouvait. Tobin les laissa porter l’éclopé jusqu’à la voiture de Djo – toujours là où Tobin l’avait garée; il tourna les talons et retourna vers le bâtiment.
« Qu’est-ce que tu fous? », cria Sophie derrière lui.
« M’en va foutre le feu là-dedans. » Puis, entre ses dents : « C’est tout le temps les mêmes qui sont pognés avec le ménage… »
Martin sombra dans l’inconscience avant que le groupe soit revenu dans la ville à proprement parler. Quelque chose dans son expression était paisible, malgré son visage barbouillé par ses épreuves. Il pouvait enfin baisser les bras, après tout ce temps sans recours, sans espoir d’en sortir par lui-même. Sa respiration, toutefois, rappelait les sévices qu’il avait traversés. Il expirait en un long sifflement, comme une baudruche qui se dégonfle, pour ensuite rester au neutre plusieurs secondes, avant d’inspirer sèchement, comme si son corps lui rappelait par ce hoquet qu’il avait encore besoin d’air, qu’il habitait toujours là.
« Son pouls est full lent », dit Gary, un paniqué.
« T’es-tu médecin? », demanda Sophie.
« Non…
— Ben c’est ça. Ta gueule. Tu ne sais pas ce que tu dis. »
Tobin conduisit aussi vite que possible jusqu’au sein du Centre-Sud. Les voitures étaient rares dans le coin; de nombreux visages apparurent sur leur chemin, flairant peut-être une proie, mais ils étaient connus de la racaille des environs. La Mafia s’est cassé le nez contre eux-autres, disait-on dans les ruelles. Les ivrognes et les crackheads ne pouvaient espérer faire mieux. Personne ne s’interposa.
Il stationna sa voiture aussi près de la grande place qu’il le put, puis courut aux nouvelles. Il joua du coude auprès des gens qui s’étaient agglomérés dans la salle au-delà des grandes portes, celle où les oraisons avaient lieu jadis. L’expression des gens sur son chemin laissait croire au pire… Mais pas autant que les hululements déchirés qu’il savait être ceux d’Aizalyasni.
Il n’avait pas besoin qu’on lui dise pour comprendre que la situation était des plus graves. Peut-être que le jeune homme allait mourir après tout. Peut-être que Martin ne se remettrait jamais.
Tobin bouillait en-dedans. Ces gens, c’étaient le peuple de Tricane. Ils n’étaient pas des criminels, ils ne voulaient de mal à personne, pourtant ils étaient sans cesse assaillis. Son honneur de gangster – si telle chose existait – demandait que cet affront soit lavé par le sang. S’il en avait eu les moyens, il aurait frappé sans délai. Sans pitié non plus… Pour se venger, il avait déjà pris d’assaut à lui seul tous les motards de La Cité. Il y était resté, mais il avait été porté par le même genre de juste furie qui l’habitait en ce moment.
Les gens s’écartèrent pour laisser passer Martin, soutenu par Gary d’un côté et Sophie de l’autre. Des fidèles prirent le relais pour supporter le blesser et l’approcher de Tim et d’Aizalyasni.
Gary, libéré du poids qu’il portait depuis la voiture, se tourna vers lui pour lui demander : « Qu’est-ce qu’on fait? »
Tobin lui asséna un coup de poing en pleine tronche qui le leva presque du sol. 

dimanche 5 juin 2016

Le Nœud Gordien, épisode 423 : Trouver Martin, 3e partie

« Aux deuxièmes chances! », déclara Tobin. Les quatre hommes vidèrent leur verre en même temps.
« Alright », dit Abel. « Parlons business. » Il signala à ses deux hommes de les laisser.
Ne sachant pas la nature exacte du business en question, Tobin choisit d’appâter Abel pour l’amener à en révéler davantage. « Tu te doutes pourquoi je suis là…
— Ouais. Pour notre affaire courante, comme tu dis.
— Exact.
— Nous autres, on ne fait que suivre les ordres », répéta-t-il encore.
— Qu’est-ce qui t’inquiète?
— Ben, on s’est fait répéter qu’il fallait faire en sorte que ça ne se sache pas… Si tu es ici, ben, c’est que M. Fusco l’a appris… »
Les paroles d’Abel alludaient à un schisme dans la direction de la Petite-Méditerranée. Tobin avait toujours eu de la sympathie pour Guido Fusco; au temps du clan Lytvyn, c’était en collaborant occasionnellement avec lui qu’il était resté dans les bonnes grâces du Conseil Central, et qu’il avait pu mener ses affaires dans la banlieue nord… Il voulait en savoir davantage… Comment poser des questions sur ce qu’il était censé déjà savoir sans trahir son ignorance?
« Je veux entendre de ta bouche qui t’a donné l’ordre. Fais ça et on va te laisser tranquille. »
Abel hésita un instant. « C’est… Madame Fusco. Enfin, Kingston. T’sais, elle. 
— C’est tout ce que je voulais entendre », dit Tobin. Il ne restait plus qu’à lui demander de lui rendre Martin et l’affaire était dans le sac.
Abel allait ajouter quelque chose lorsqu’un de ses hommes revint dans la pièce. « Hey, boss, on a un problème.
— Quoi?
— Viens voir. »
Tobin emboîta le pas d’Abel jusqu’à la section garage. Celui-ci débordait de tout l’attirail nécessaire aux jobs de char, la mécanique, la carrosserie, même la peinture. Un poste informatique était posé sur un bureau dans un coin; le moniteur présentait en simultané le point de vue de quatre caméras de surveillance. La scène capturée était rendue en teintes de gris, avec des traits plutôt flous. L’un des quadrants montrait une silhouette maigre, capuchon rabattu, en train de grimper la clôture de la cour.
 « En plein jour… Et du côté de l’entrée, en plus. Ce gars-là, il est pas mal effronté… »
Son corps longiligne et ses vêtements amples pouvaient suggérer qu’il s’agissait d’un garçon, mais Tobin reconnut tout de suite Sophie. Il nota qu’elle portait quelque chose sous ses vêtements, comme si elle était enceinte d’une boule de matière irrégulière. Les hommes se bidonnaient de la voir se débattre contre la grille. Sophie avait les mouvements lestes des singes – ou des Tarzan habitués à évoluer entre ciel et terre.
Tobin, pour sa part, n’avait pas du tout le cœur à rire. Attendre… Ne pas faire de conneries… C’est trop compliqué pour eux, ça?
« Y’est pas pire », dit Abel. « Mais il ne passera pas les barbelés… »
En effet, les clôtures étaient surmontées de trois fils de fer tendus. Les pointes métalliques, à intervalles irréguliers, menaçaient de mordre quiconque osait les manipuler. Il n’était pas possible de les prendre pour appui sans risquer sa peau – littéralement.
Quel était son plan? Qu’espérait-elle accomplir, sinon donner l’alerte?
En deux temps, trois mouvements, elle arriva au sommet. Elle tira de son chandail son chargement secret, une bâche bleue. D’un geste agile, elle le lança le tissu ciré, encore plié, par-dessus les barbelés. Elle put donc s’appuyer dessus pour passer de l’autre côté sans trop d’égratignures.
« Bon, ç’a l’air que je me suis trompé. » Abel tira un fusil de calibre 12 d’un coffre à côté des caméras. « Pete, Cos, prenez vos guns. Marco, attends ici. »
Les trois truands armés se dirigèrent vers l’entrée de la cour à scrap. Tobin, laissé seul, sauta sur l’occasion de trouver Martin. Un coup d’œil dans le garage ne lui donna toutefois aucune piste. Abel avait fait allusion à un interrogatoire : selon toute probabilité, il se trouverait dans un endroit où ses cris ne dérangeraient personne.
Le moniteur montrait les trois hommes tenant en joue Sophie, encore perchée au sommet de la grille. Personne ne portait la moindre attention au garage… Tobin en profita pour se faufiler à l’arrière. Il vit tout de suite ce qu’il avait espéré : une trappe métallique donnant au sous-sol. Il échappa un juron en tirant sur la poignée : elle était barrée.
Il n’eut pas le temps de tenter quoi que ce soit : il entendit crier. Il courut de l’autre côté du garage. La scène avait évolué; de problématique, elle était devenue catastrophique.
Qui l’eut cru? L’incursion de Sophie était une ruse. Les jeunes avaient donc un plan après tout… Un plan merdique qui venait bousiller le coup de chance de Tobin, mais un plan quand même.
Les trois garagistes, en voulant mettre le grappin sur l’intruse, s’étaient avancés pour la cueillir. Ils ne se doutaient pas qu’elle avait plusieurs complices embusqués dans ou derrière la voiture de Mike, juste derrière elle.
Ses alliés tenaient en joue les garagistes, et vice-versa. Tout le monde aboyait des menaces, pointait son arme, sommait ceux de l’autre côté de la grille de baisser les leurs. Le cœur battant, Tobin dégaina la sienne. Il siffla assez fort pour être entendu malgré le brouhaha.
Les garagistes risquèrent un coup d’œil dans sa direction pour découvrir que c’était vers eux que Tobin pointait son canon. Il restait encore une chance pour que Tobin sauve la mise – et sa peau : pousser le bluff plus loin. « Allez chercher votre prisonnier », commença-t-il. Il fut interrompu par un coup de feu. « NON! », cria-t-il, trop tard.
Gary avait pris l’initiative pour ouvrir le feu. Contre toute attente, il fit mouche : un garagiste s’écroula avec un cri étouffé.
Croyant leur heure venue, ses deux compagnons se mirent à tirer dans le tas à leur tour en se lançant chacun de leur côté pour se mettre à couvert. Sophie se plaqua contre le sol, les deux mains sur la tête.
Luttant pour rester calme malgré la marée montante d’adrénaline, Tobin tira sur l’autre garagiste. Il le toucha à l’épaule. Pendant ce temps, Abel eut le temps de se planquer entre deux voitures.
Tobin s’approcha de son abri de fortune d’un pas décidé en le gardant en joue. Dès que sa tête apparaissait au-dessus du capot, les balles sifflaient à nouveau.
« JE N’AI FAIT QUE SUIVRE LES ORDRES », cria-t-il, comme s’il implorait le ciel de lui laisser sa chance.
Tobin arriva à proximité des voitures. Pour le garder à distance, Abel n’eut d’autre choix que se repositionner… en s’exposant pendant une seconde.
Cette seconde suffit pour qu’une balle traverse son cou de part en part. L’impact le projeta en arrière; il était mort avant même d’avoir touché le sol.
Tobin marcha vers ses alliés, prêt à les engueuler solide. Les invectives qu’il prévoyait répandre gelèrent dans sa gorge : maintenant que les coups de feu s’étaient tus, on réalisait que les garagistes n’étaient pas les seules victimes.
Timothée était allongé, blanc comme un drap, le flanc imbibé de sang.
« Maudit clusterfuck… Tout ça parce que vous n’êtes pas capables de rien faire pendant vingt minutes!
— Pis là, qu’est-ce qu’on fait)? », demanda Gary.
Si la grille n’avait pas été là pour les séparer, Tobin lui aurait tordu le cou.