dimanche 27 mars 2016

Le Nœud Gordien, épisode 413 : Verdict

L’oraison se termina avec une ronde d’applaudissements et quelques accolades. Tout le monde souriait comme s’ils avaient réalisé quelque chose de grand… Mais qu’avaient-ils accompli, au juste? Olson n’avait pas réussi à percer la fonction derrière ces mouvements – à supposer qu’il y en ait bien une.
« C’est quelque chose, hein? », lui dit la femme la plus proche en poussant une mèche de cheveux gras derrière son oreille en souriant. Le mouvement était coquet, le sourire beaucoup moins : les dents qui lui restaient tiraient sur le brun.
« Définitivement », répondit Olson. « Mais je me demandais… À quoi tout cela sert-il? »
La femme figea, perplexe. « Je… Je ne sais pas. C’est l’fun de se sentir comme ça, tous ensemble. Comme la messe, mais sans la partie plate. Penses-tu le refaire avec nous dans le futur? » 
Les manières de la femme criaient tu es beau, je te veux, au moins te voir si je ne peux pas te toucher. Bref, business as usual pour Olson.  Il lui décocha un clin d’œil qui la fit rougir avant d’aller rejoindre Timothée. Le cliquetis dans sa tête résonna à chacun de ses pas. Il commençait à se demander si l’étrange sensation allait finir par passer.
« Pas ici », dit le jeune homme avant même qu’Olson ait ouvert la bouche. Ils laissèrent les fidèles derrière et se rendirent dans autre section du sous-sol, une chambre simple mais confortable, aussi nette et rangée qu’à l’hôtel.
Aizalyasni les rejoignit un instant plus tard. L’oraison avait transformé leur attitude : les deux étaient habités d’une énergie qu’ils contenaient avec difficulté, une fébrilité qui se manifestait dans leurs mouvements, dans leur posture, surtout dans leur regard. Leurs yeux écarquillés ne clignaient plus… Une caractéristique que les récits historiques prêtaient également à Romuald Harré. Devait-il s’en inquiéter?
Les deux se redressèrent, l’intérêt piqué. « Qui est ce Harré?
— Un meurtrier », dit Olson, en donnant à sa réponse un ton de point final. Il ne voulait pas leur communiquer d’autres informations, mais comment leur bloquer l’accès?
Il suffisait peut-être de créer une interférence. Il se mit à chantonner en boucle une comptine dans sa tête…
Row, row, row the boat, gently down the stream… Merrily, merrily, merrily, merrily,
life is but a dream.
Timothée et Aizalyasni n’insistèrent pas. Ils demandèrent plutôt : « Et quel est ton verdict…
— À propos de nos oraisons? »
Ils attendaient sa réponse, au bout de leurs chaises : la comptine fonctionnait donc. Il cessa son manège pour leur permettre de voir sa réponse par eux-mêmes, qu’ils comprennent la complexité de la situation sans qu’il ait à l’expliquer.
« Oh », dirent Timothée et Aizalyasni, un peu déçus. Ils avaient espéré qu’Olson confirme que leur rituel était compatible avec les cinq principes qu’ils avaient accepté de respecter… mais lui-même n’en était pas certain. Il fallait admettre que personne ne semblait comprendre le message gestuel qui était répété quotidiennement… Si des secrets occultes étaient impliqués dans cette séquence, ils étaient au moins aussi bien dissimulés que dans la salle des archives de Tanger… D’un autre côté, les oraisons étaient bien plus accessibles que le bunker de Kuhn ne l’avait jamais été. Olson allait devoir consulter ses pairs avant de rendre sa décision.
« Maintenant que ce premier dossier est réglé, penchons-nous sur la prochaine étape… Retrouver Martin. Dites-moi tout ce que vous savez qui serait susceptible de m’aider… Et j’aurai besoin d’un objet qui lui appartient. Quelque chose de précieux à ses yeux… »

dimanche 20 mars 2016

Le Noeud Gordien, épisode 412 : Mesquin, 3e partie

Avramopoulos s’emmerdait un peu.
Il avait proposé d’accompagner Derek Virkkunen, qui était toujours à la recherche d’un nouveau site pour son futur projet artistique qui devait prendre la forme d’une installation urbaine. Il valait mieux s’éloigner du Centre-Sud, dangereux de diverses façons…
Ses prospections l’avaient amené dans le même quartier où Avramopoulos avait aménagé ses catacombes. Derek était complètement absorbé par une rangée d’entrepôts de taille modeste. Avramopoulos n’avait aucune idée de ce qui se passait dans la tête de l’artiste, mais il ne doutait pas de sa capacité à transformer cet endroit des plus ordinaires en quelque chose de merveilleux.
Un son électronique vint déranger la contemplation de Derek. Avramopoulos soupira. Comme il détestait ces appareils! Plus personne ne semblait capable de passer une minute sans jeter un coup d’œil à son téléphone. Pas même Derek…
« Urgence au QG. Il va falloir continuer une autre fois… 
— En route, alors », répondit Avramopoulos, content de passer à autre chose. « J’espère que ce ne sera pas pour rien… »

La nouvelle tomba comme une tonne de briques, de la bouche de la jeune Lytvyn. « Gordon a été arrêté à l’aéroport, à notre arrivée. Des reporters étaient sur place. Il est possible que son image circule déjà…
— Sous quel prétexte? », demanda Van Haecht.
« Trafic et production de drogues », répondit Latour. Un ange passa; tout le monde était abasourdi. Sauf Avramopoulos, bien entendu. Deux ans auparavant, avant même qu’il ne déclare sa présence dans La Cité, il avait espionné les faits et geste de Gordon avec beaucoup d’attention… Enfin, pas directement : c’était Hoshmand qui avait découvert le petit hobby de Gordon. À ce jour, toutefois, Avramopoulos n’avait pas encore réussi à comprendre en vue de quoi. Ce n’était certainement pas pour arrondir ses fins de mois qu’il avait mis l’Orgasmik en circulation…
Gordon, Gordon… Dans quoi es-tu allé te fourrer, par ta maladresse?
« Qu’est-ce qui te fait sourire comme cela? » Il fallut un instant à Avramopoulos pour comprendre que c’était à lui que la blondasse s’adressait.
« Qu’est-ce que c’est que cette question? Je sourirai quand je voudrai!
— Qui sourit face au malheur des autres?
— Oh, je ne doute pas que tu rirais bien si c’était moi qui étais à sa place… »
Lytvyn signifia son incrédulité avec une mimique brusque, dramatique, exaspérée. « Tout le monde ici a été surpris d’apprendre les chefs accusations. Tout le monde… Sauf toi. »
Avramopoulos ricana devant cette connerie. Il n’aurait jamais dû permettre à Polkinghorne de lui enseigner quoi que ce soit. Son rire figea toutefois lorsqu’il remarqua que les autres s’étaient tournés vers lui, les sourcils froncés, le regard aiguisé… « Quoi? Vous ne la prenez pas au sérieux, tout de même? »
Le silence fut éloquent.
« C’est vrai que tu as réagi étrangement », dit Mandeville d’une voix incertaine.
Ces damnées pétasses. Elles faisaient front commun, ou quoi? Avramopoulos sentit l’indignation gronder en lui. « Eh bien, si j’avais eu quelque chose à me reprocher, ne croyez-vous pas que j’aurais été capable de cacher mon jeu? » Il se maudit dès que les paroles eurent quitté ses lèvres. Si j’étais coupable, je ferais mieux n’était pas la meilleure défense.
 « Allez mon vieux », dit Latour, « dis-nous que ce n’est pas toi qui est derrière cette histoire, et nous allons te croire…
Je ne devrais pas avoir besoin de vous le dire! », explosa-t-il. Il se leva si énergiquement que sa chaise tomba à la renverse. « Et vous laissez cette impertinente m’insulter devant tout le monde? La belle affaire! J’exige qu’on me respecte! » Son coup de colère avait balayé le concile d’un vent de malaise. Tant mieux. Il n’avait pas terminé…
« Ceux qui vous ont précédé auraient honte de vous voir… Vous pensez reconstruire l’école de Munich simplement parce que vous logez au même endroit? Laissez-moi vous le dire, une fois pour toutes : vous n’arrivez pas à la cheville des gens du Collège, ou des Seize d’antan. Vous croyez que le Grand Œuvre fait de vous des grands hommes? La vérité, c’est que vous êtes tous des êtres mesquins. Méprisables. Il est temps que je vous montre ce dont est capable un Maître. Un vrai. » Il fit signe à Derek et à Polkinghorne. « Allons-y. »
L’artiste lui emboîta le pas, mais l’autre resta de marbre. Les bras croisés, les lèvres pincées, il regardait droit devant lui. Il ajoute l’insulte à l’injure, après tout ce que j’ai fait pour lui. J’en ai fini avec lui. C’est un sot et un ingrat, rien de plus.
Il marcha vers l’ascenseur avec une lenteur solennelle. La rage ne bouillait plus en lui; elle avait été remplacée par quelque chose de glacial, d’implacable. Il était temps de laisser derrière ces minables et leurs enfantillages : il avait cette histoire d’accusations et de journalistes à régler. À propos…
« Où est Gauss?
— Je ne l’ai pas vu au QG depuis quelques jours », répondit Derek.
« Trouve-le. Je vais avoir besoin de lui… »

dimanche 13 mars 2016

Le Nœud Gordien, épisode 411 : Mesquin, 2e partie

Loren Polkinghorne ne s’était toujours pas remis de la mort de son partenaire.
Pourtant, durant leur fréquentation, il était souvent arrivé que Hoshmand disparaisse des semaines ou des mois, jusqu’à une année et demie pour leur plus longue séparation. Il s’attendait encore, inconsciemment, à le voir surgir chez lui, à déposer son sac et, laconique, expliquer son retour en deux mots : I’m home.
Pourquoi ne pouvait-il pas lâcher prise? Pourquoi son deuil demeurait-il sans résolution? Il avait l’intuition que c’était l’espoir que Gordon reproduise pour Hoshmand le prodige qu’il avait accompli pour Karl Tobin.
Deux problèmes, toutefois, reléguaient cet espoir au rang de chimère. Le premier : Polkinghorne n’avait pas un très bon capital de faveurs dues par Gordon, et il ne pouvait pas s’attendre du Maître qu’il se lance dans une opération de cette envergure pour ses beaux yeux. Même s’il trouvait une façon de le convaincre, le deuxième problème l’en empêcherait sans doute : si Hoshmand avait laissé une impression au moment de sa mort, elle se trouvait au cœur du cercle radiesthésique. Tenter n’importe quel procédé là-bas revenait à jongler avec des feux de Bengale dans une poudrière. Ironiquement, celui qui avait démontré être le plus apte à ce genre de jonglerie était Hoshmand lui-même…
Il ne pouvait pas aller de l’avant, il ne pouvait pas lâcher prise. Il se sentait comme ces revenants des contes d’antan, enterrés à la croisée des chemins, incapables d’en choisir un, prisonniers de leur propre indécision.
Il vivait sur le pilote automatique, dans un état similaire à celui dans lequel Hoshmand avait passé ses derniers mois, après que Tricane l’ait privé de ses pouvoirs. Combien de fois avait-il dit à Hoshmand qu’il ne sortirait pas de la déprime en s’y vautrant? Maintenant qu’il s’y trouvait à son tour, il n’agissait pas différemment. Pathétique.
Il remplissait ses journées à coups de vieilles habitudes, non pas qu’elles fournissent une direction à sa vie, simplement parce qu’il ne connaissait rien d’autre et qu’il n’avait pas la force de se redéfinir autrement. Il pratiquait juste assez pour empêcher son niveau d’acuité de régresser, mais il ne se souciait plus de sa progression – ou tout ce qui touchait au futur, par ailleurs.
D’autres à sa place se seraient tournés vers l’alcool ou la drogue. Polkinghorne, lui, n’avait plus rien à engourdir. Ses émotions se définissaient surtout par leur absence : joie, plaisir, entrain, ambition, espoir.
Souvent, il s’asseyait quelque part – un bar, un café, même un restaurant à franchise – et il se commandait un breuvage qu’il laissait tiédir durant des heures en regardant la vie passer autour de lui.
Il fréquentait parfois le quartier général des Maîtres sur le boulevard La Rochelle, mais il l’évitait la plupart du temps. Il ne pouvait plus blairer Avramopoulos et sa folie. Oui, sa folie! Le mot n’était pas trop fort. Trop longtemps, il avait choisi d’ignorer à quel point son Maître vivait dans un monde distordu, coloré par le double filtre de son égo démesuré couplé d’un parfait mépris pour tout ce qui dépassait sa propre personne. Polkinghorne était trop poltron pour rompre formellement son lien avec lui. Il craignait son courroux, et encore plus ses représailles. Un autre carrefour, un autre purgatoire. Damned if you do, damned if you don’t.
Son téléphone tinta l’arrivée d’une notification. L’écran présentait une série de chiffres et de lettres provenant d’un envoyeur inconnu. La nature du message n’était pas moins claire pour autant : il s’agissait de l’un des nouveaux codes mis sur pied par Latour pour faciliter les communications du groupe. Celui-ci signifiait Urgence. Rapportez-vous immédiatement au QG. C’était la première alerte du genre…
Une pointe de curiosité remua l’âme ganguée d’apathie de Polkinghorne. Il empocha son appareil et mit le cap vers l’Ouest.

dimanche 6 mars 2016

Le Nœud Gordien, épisode 410 : Mesquin, 1re partie

Toc toc toc.
Asjen Van Haecht leva enfin le nez de son téléphone pour découvrir l’origine du bruit. C’était Félicia qui rongeait son frein devant la façade du quartier général, fatiguée par son vol intercontinental, affolée par l’arrestation dont elle avait été témoin.
Il ouvrit la porte à Félicia. Elle réprima sa folle envie d’engueuler le jeune homme. « C’est encore toi qui surveille, hein?
— Ouais, toujours moi », dit-il sans détecter l’ironie. Il tint la porte pendant que Félicia manœuvrait ses bagages par l’entrebâillement. « Tant qu’à perdre mes journées… J’ai commencé à jouer à un excellent jeu. C’est… »
Elle s’en foutait parfaitement. « Vous n’êtes pas au courant pour Gordon?
Asjen haussa les épaules. « Je ne suis jamais au courant de rien, moi. » Elle le laissa derrière avec ses valises et jogga jusqu’à l’ascenseur. Asjen, de son côté, se contenta de baisser la tête et à retourner à ses petits jeux. Ce garçon était vraiment inutile.
Le troisième étage était quasiment vide. Durant son absence, quelqu’un avait eu l’idée, simple mais géniale, de carreler tout un coin de la salle avec une série de tableaux verts. Latour examinait avec un air pensif un enchevêtrement de formes géométriques dessinées à la craie. Ce n’est que lorsqu’elle s’approcha qu’il réagit à sa présence.
« Bonjour ma petite dame! Comment avez-vous… » Puis, remarquant l’expression de Félicia, la sienne changea du tout au tout. « Qu’y a-t-il donc?
— C’est Gordon. On l’a arrêté à notre arrivée à La Cité.
—Arrêté? Mais pourquoi donc?
— Production et trafic de drogues.
— C’est absurde! Ce ne peut être qu’une erreur!
— Absolument. Ou une machination.
— Mais qui…
— Où sont les autres?
— Van Haecht et Mandeville sont à leur hôtel. Olson est en mission chez nos nouveaux amis… Avramopoulos est je ne sais où.
— Il faut appeler tout le monde…
— Je m’en occupe. »
Après la mollesse d’Asjen, la résolution de Latour était bienvenue. Le Maître disparut dans l’ascenseur, laissant Félicia seule à faire les cent pas et à se rogner furieusement les ongles. Elle avait envoyé des textos à Édouard dans le taxi. Elle avait beau vérifier à toutes les cinq secondes, il ne lui répondait pas.
Elle se sentait tellement impuissante… Les paroles de Gordon lui revenaient en tête. Tu vas devoir développer ton influence. Cette instruction datait de quelques mois à peine, et elle avait été très occupée depuis, mais elle s’en voulait de ne pas l’avoir prise au pied de la lettre, de ne pas avoir cherché dès lors à attacher des ficelles qu’elle aurait pu tirer maintenant… Les quelques leviers dont elle disposait déjà lui apparaissaient inutiles dans les circonstances. Elle ne pouvait rien faire… Rien faire d’autre qu’attendre et espérer que les autres soient mieux outillés.
Elle se força à s’arrêter, à respirer un peu. À réfléchir.
Les accusations contre Gordon étaient bien évidemment fabriquées de toutes pièces. Production et trafic de drogues… Pourquoi pas terrorisme, tant qu’à y être? Une erreur? Félicia n’y croyait pas. Quelqu’un était derrière l’arrestation de Gordon. Mais qui? Qui s’opposait à Gordon sur à peu près tout? Qui pourrait vouloir lui enlever sa voix au concile? Qui pouvait être mesquin à ce point?
Poser la question, c’était y répondre.
« Avramopoulos. »