dimanche 13 décembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 400 : L’inimitable

Randall James pouvait se targuer d’avoir vécu une carrière exceptionnelle.
Dès son plus jeune âge, il s’était voué corps et âme à sa passion, la prestidigitation. Adolescent, il donnait déjà des spectacles de calibre professionnel. Ses tours d’évasion et de passe-passe étaient certes appréciés du public, mais c’était sans conteste ses numéros de mentalisme à couper le souffle qui lui avaient valu son nom de scène : Randall l’inimitable.
L’idée qu’un homme puisse lire le passé, le futur ou les pensées des spectateurs frappait l’imagination plus que tout le reste de ses prouesses. Les hommes et les femmes qui venaient le voir n’auraient jamais remis en question le fait que tous ses autres tours s’appuyaient sur des trucs et des illusions; pourtant, leur esprit critique était plus enclin à se mettait en veilleuse lorsqu’il jouait au devin ou au télépathe.
Il aurait pu demeurer Randall l’inimitable jusqu’à la fin de sa carrière, mais celle-ci prit un virage inattendu suite à son conflit public avec Yoha Geiger.
Geiger était un magicien talentueux que Randall aurait sans doute admiré s’il n’avait pas soutenu détenir de réels pouvoirs surnaturels. Il prétendait parler avec des anges ou être capable d’imprimer sur pellicule photo des images de l’au-delà, en plus de tordre de menus objets en les effleurant à peine, ce qu’il disait être l’effet de son magnétisme personnel. Sur scène, Randall aurait applaudi comme le reste de l’assistance, mais ses prétentions faisaient que Geiger était considéré comme un gourou par un nombre grandissant de fans qui voyaient en lui une preuve définitive de l’existence du surnaturel.
Agacé par ce qu’il percevait comme une dérive dangereuse, Randall décida de le piéger. Avec la complicité de l’équipe de production d’une émission télévisée, il confronta Geiger à chaud, devant les caméras, en le forçant à utiliser des objets neufs plutôt que son propre matériel pour exercer son soi-disant magnétisme. Geiger s’était défilé, prétextant de mauvaises vibrations dans l’atmosphère. Randall avait produit les mêmes effets qui avaient fait la notoriété de Geiger, en utilisant ses propres trucs, démontrant du coup qu’ils pouvaient être expliqués sans intervention paranormale. Malgré sa perte de face publique, le charlatan ne s’était pas récusé. Au contraire, il avait attaqué Randall en cour pour atteinte à la réputation.
Leur conflit par médias interposé contribua à donner à Randall la réputation d’être la voix du scepticisme et de la raison face à l’inexpliqué et au surnaturel… Et aux prétentions des charlatans.
Sa démarche tournait autour de principes tout simples : dans un premier temps, il tentait, avec son œil de prestidigitateur chevronné, de trouver le truc; dans un deuxième temps, il mettait sur pied un protocole expérimental capable de mesurer objectivement la performance du candidat, en empêchant toute manipulation ou ingérence de sa part. L’idée était que, si le candidat obtenait les résultats attendus, ceux-ci offriraient une preuve mesurable de l’existence du surnaturel.
Des dizaines de candidats s’étaient avancés au fil des années, des psychiques, des télévangélistes, des astrologues, des voyants, des guérisseurs. Aucun n’avait obtenu de résultat significatif.
La plupart se dérobaient au moment de négocier le protocole qui devait être appliqué tout au long de la démarche. Certains s’indignaient qu’on les contraigne de telle ou telle manière, mais Randall savait flairer les pistes de tricheries que les candidats étaient susceptibles d’utiliser. D’autres s’engageaient dans le processus de bonne foi; ceux-là semblaient toujours surpris d’échouer les mises à l’épreuve, même lorsqu’on leur donnait une seconde chance.
À sa retraite, Randall avait créé une fondation à son nom, dont l’objectif premier était de promouvoir la rationalité scientifique et le scepticisme. Il lui avait remis un million de dollars, un magot qui pouvait être empoché par quiconque passait son test et démontrait de façon non équivoque l’existence du surnaturel. Les sceptiques de l’époque avaient salué son geste audacieux. Si tu dis la vérité, pouvait-on dire à quiconque s’affichait comme possesseurs de facultés surnaturelles, démontre-le au monde entier une fois pour toute. Et deviens riche en même temps! Dans la même logique, l’idée qu’un tel défi ait existé pendant toutes ces années sans que personne ne l’ait relevé, malgré la récompense alléchante, portait à croire que le paranormal relevait de l’imposture ou de la superstition.
Maintenant dirigée par une équipe de sceptiques chevronnés, la Fondation Randall James fonctionnait à peu près sans lui. Il continuait à s’informer des affaires courantes, il assistait aux réunions les plus importantes, on le consultait parfois, mais c’était à peu près tout. C’était bien ainsi : il avait confiance dans le fait que l’organisme continuerait son œuvre longtemps après sa mort.
Fier de l’héritage qu’il avait préparé toute sa vie durant, il pouvait maintenant se permettre de couler des jours heureux dans sa grande maison de campagne. À quatre-vingt-sept ans, l’âge lui avait enlevé une part de sa mobilité, mais il lui avait laissé ce qu’il avait de plus cher : son regard affûté, son esprit vif, son sens de l’humour.
Il aimait commencer sa journée sur la véranda, en regardant les oiseaux piailler autour des mangeoires qu’il leur avait fait installer dans sa cour arrière.
Un matin, Matthew vint le rejoindre, une tasse de café dans chaque main, le courrier du jour sous le bras. Il déposa le tout sur ta table, embrassa le front de Randall, et s’assit à ses côté.
 « Je viens de parler à Judy », dit-il.
« Tout va bien du côté de la Fondation?
— Bien entendu. En fait, elle a reçu une candidature qui se démarque.
— Ah! La première depuis quoi, un an?
— Un peu plus. Quinze mois : le guérisseur aux cristaux.
— Oui, je me souviens. Et celui-là? Fraud or fool? » L’expérience lui avait appris que ces deux options couvraient la quasi-totalité des applications : soit la personne était de nature frauduleuse – fraud –, prête à tout pour empocher le million; soit elle se trouvait quelque part entre le délire et l’idiotie – fool –, convaincue de la réalité de ses capacités, souvent justifiées jusque-là par la crédulité de son entourage et une bonne dose d’effet placebo.
« Dur à dire, dans ce cas-là », dit Matthew en portant la tasse à ses lèvres.
— Qu’est-ce qu’il prévoit démontrer?
— Perception extra-sensorielle. Il se dit capable de détecter précisément la position d’un animal dans l’espace.
— N’importe quel animal?
— Non, un seul. Sa corneille apprivoisée. »
Randall haussa les épaules. « Je ne vois pas ce que dossier-là a de spécial…
— C’est au niveau du protocole suggéré…
— Ah oui?
— Tiens-toi bien : il a dit qu’il se soumettrait à toutes nos contraintes.
— Toutes?
— Oui. Et il vise un taux de réussite de 100%. Il nous demande d’être aussi stricts que possible, et qu’il n’a pas besoin de connaître le protocole à l’avance »
Fool, donc. « Ça, c’est une première! Ce garçon a de l’ambition! » Matthew ricana. « Comment explique-t-il ses capacités?
— En fait, c’est cet aspect qui est le plus intéressant. C’est un ancien journaliste d’enquête de La Cité. Il dit avoir infiltré une sorte de société hermétique. Si j’ai bien compris, il est en train de préparer un documentaire là-dessus.
— Ce serait de la bonne pub pour nous. Mais est-ce que l’émission va être diffusée quand même s’il échoue?
— Je ne sais pas. Je peux demander à Judy de s’informer. Oh, j’oubliais : il n’a qu’une seule condition : s’il réussit à relever le défi, il veut pouvoir décider quand et comment nous allons annoncer son succès. Je devine qu’il veut en faire un élément de son documentaire.
— Tu as sans doute raison.
— Alors, est-ce qu’on le prend? »
Sa condition n’en était pas vraiment une, vu qu’il allait nécessairement échouer. « Qu’est-ce que Judy en pense?
—Pour elle, c’est feu vert.
— Je pense comme elle. Au fait, comment il s’appelle, ton journaliste? »

dimanche 6 décembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 399 : Faire le pont, 2e partie

De l’autre côté de la rivière, Timothée pouvait entrevoir deux silhouettes. Des rideaux de pluie balayaient l’atmosphère dans toutes les directions, ce qui jouait à son avantage : même si les Seize avaient planqué un tireur d’élite, il ne pourrait rien faire dans ces conditions.
À cette distance du Cercle, sa connexion avec Aizalyasni avait perdu sa limpidité. En temps normal, leur lien ne se bornait pas à une communication télépathique : ils étaient ni plus ni moins qu’une seule et même personne. C’était la première fois depuis une éternité que Timothée retrouvait son individualité; l’expérience était presque déroutante. Il recevait les pensées d’Aizalyasni avec la clarté d’une station de radio mal syntonisée, jouant dans la pièce d’à-côté… Percevoir autre chose que ses idées les plus dominantes ou ses émotions les plus vives lui demandait un effort d’attention.
Ils avaient convenu qu’elle resterait au Terminus durant la rencontre. Elle aurait été tout aussi capable que Tim de parler au nom des leurs, mais vu qu’elle qui portait leur bébé, cette toute petite présence à peine perceptible dans son ventre, choisir Tim avait été une évidence.
« Tout le monde est prêt. Vous pouvez y aller », dit la voix de Tobin dans par le walkie-talkie à la ceinture de Tim. Il s’engagea sur le pont ferroviaire. Même si la voie était plutôt large, les bourrasques qui venaient le fouetter de temps en temps lui donnaient l’impression qu’il suffirait de peu pour l’envoyer virevolter dans la rivière.
Il s’approcha des silhouettes en passant en revue les instructions griffonnées par la poupée. Ce n’est qu’à une dizaine de mètres qu’il réussit à distinguer les traits des envoyés des Seize. À sa droite, un homme aux longs cheveux foncés, attachés en queue de cheval lissée par la pluie. À sa gauche, une femme aussi grande que Tim tirait son capuchon vers l’avant en un vain effort pour se soustraire aux intempéries.
« Vous êtes… beaux », laissa échapper Timothée, époustouflé. Son entrée en matière les fit sourire. Devinaient-ils que son commentaire ne portait pas sur leur apparence extérieure? Il commentait sur ce que sa proximité avait révélé de leurs esprits.
L’homme radiait une incroyable confiance en lui, une confiance non pas faite de mépris ou d’arrogance, mais d’une compréhension lucide de ses capacités, maintes et maintes fois démontrées. Il était impressionnant, il en était conscient… Et il avait raison.
La femme, quant à elle, était bien plus sereine que Tricane ne l’avait jamais été. Pleine d’amour et de compassion, de volonté et d’intelligence… Elle était parfaite.
Timothée n’avait jamais vu d’esprits comparables à ces deux-là, ou même imaginé que de tels individus puissent exister. Même s’il ne pouvait pas lire leurs pensées précises, rien n’indiquait qu’ils aient trempé dans l’enlèvement de Martin. Il fut d’entrée de jeu convaincu qu’ils étaient dignes de confiance. « Je suis Daniel Olson, l’un des Seize. Mon auxiliaire, Pénélope Vasquez, est une adepte confirmée.
— Je suis Timothée Lacombe. » Devait-il décliner un titre? À défaut d’en inventer un, il s’abstint. « Enchanté de faire votre connaissance.
— Je vous remercie d’avoir accepté cette rencontre. Tu es venu seul?
— Je ne suis jamais seul », répondit-il.
« Je résume la situation telle que nous la comprenons », dit Olson. « Tricane a été l’objet d’une censure pour avoir pratiqué notre art publiquement. Elle a agressé un Maître et ses adeptes alors qu’ils veillaient à faire respecter les cinq principes de la grande trêve. Reconnaissez-vous ces faits? »
Timothée pinça les lèvres en espérant que son effroi ne transparaisse pas. Personne ne l’avait mis au courant de ces événements. Faute de mieux, il se rabattit sur les mots écrits par Maya, espérant qu’ils satisfassent Olson. « Tricane s’est bornée à donner des conseils à tous ceux qui en demandaient. C’est sa sagesse qui lui a donné sa réputation de faiseuse de miracles.
— À ce qu’il paraît, elle guérissait des non-initiés… »
Sans le réaliser, Timothée toucha son flanc, là où les balles avaient percé Aizalyasni. « Qu’importe ce que Tricane a fait! Elle est morte. Nous ne devrions pas être considérés comme des criminels en raison d’actes que quelqu’un d’autre a commis, à l’encontre de règlements que nous ne connaissons pas.
— Très bien », dit Olson. « Parlons de vous, alors. Que voulez-vous, au juste? »
C’est Aizalyasni qui lui souffla la réponse. « La santé, la sécurité et la prospérité pour les nôtres.
— Pourquoi avez-vous ouvert une nouvelle zone radiesthésique? »
Les écrits de Maya l’avaient préparé à cette question. « Nous avons senti qu’un procédé gigantesque était en cours d’exécution. Nous avons agi sur le coup, sans comprendre ce que vous tentiez de votre côté. Nous nous sommes préparés au pire…
— Une nouvelle crise des missiles, en quelque sorte », suggéra la femme. « Pourriez-vous refermer ce Cercle?
— La vraie question serait plutôt : voulons-nous le refermer? Je ne vois pas de raison de le faire.
— Selon nos traditions, vous pourriez nous offrir deux faveurs en échange d’une trêve. Celle-là serait…
— Et pourquoi pas le contraire? », objecta Timothée. « Pourquoi pas nous offrir deux faveurs contre une trêve?  
Olson haussa un sourcil. « Not gonna happen », dit-il d’un ton sec.
Avait-il commis un faux pas, simplement en osant revendiquer? Une nouvelle pensée d’Aizalyasni flotta jusqu'à son cerveau. Il la relaya telle quelle. « Si nous visons une relation basée sur une confiance mutuelle, peut-être que la solution serait d’échanger deux faveur contre deux faveurs, une trêve contre une trêve… »
Olson consulta Vasquez du regard. « Une relation basée sur la confiance », répéta Pénélope. « Quelles faveurs avez-vous en tête? »
Ne dis rien tout de suite!, intima Aizalyasni, mais Timothée s’était déjà lancé. « Premièrement, nous voulons que vous reconnaissiez notre statut d’adeptes, avec tous les privilèges que cela implique.
— Mmm », grogna Olson. « Ce serait envisageable, à condition que vous respectiez les cinq principes de la grande trêve, comme le ferait n’importe quel initié. »
Maya avait spécifié que la paix ne serait pas possible sans l’adoption de ces principes. S’ils demandaient une faveur en échange de quelque chose qu’il leur concédait d’office, c’était un bon point pour Timothée. Il hocha la tête. « Quelle faveur demandez-vous en retour?
— Je répète la question de Pénélope… Seriez-vous capables de ramener l’énergie des Cercles à un niveau qui ne serait pas menaçant pour nos procédés?
— Oui », dit Timothée.
« Tant mieux. Alors ce sera notre première faveur. Quelle est votre seconde?
— L’un des nôtres a été enlevé. Nous avons besoin d’aide pour le retrouver… »
Olson réfléchit un instant. « Accepterais-tu de me devoir une faveur, à titre personnel, si pour ma part je prends personnellement la responsabilité de cette demande? »
Timothée dit « Oui » sans hésiter pendant qu’Aizalyasni émettait Non, non, non! Tu viens de lui donner un chèque en blanc! C’était étrange de tomber si vite dans ces divergences d’opinion et ces chicanes qui avaient été impossibles depuis la fusion de leurs esprits… Comment les couples normaux faisaient-ils pour s’entendre? Il ignora ses récriminations, convaincu qu’Olson était digne de confiance. Pouvait-il en dire autant des autres Maîtres?
Timothée tendit la main à Olson, qui la prit dans sa poigne solide. « Nous sommes donc maintenant en trêve. Que dirais-tu de trouver un endroit au sec pour poursuivre la discussion? » Timothée acquiesça. « Je ne serai pas fâché de voir l’énergie des Cercles diminuer au point où ce damné rituel n’aura plus raison d’être… J’ai assez vu de pluie pour une vie entière.
— Je ne serai pas fâché non plus », avoua Timothée. « On n’a pas vu le printemps passer, avec ce temps de merde…

— Avec un peu de chance, l’été sera meilleur », conclut Pénélope.