dimanche 26 juillet 2015

Le Nœud Gordien, épisode 380 : Trouver Hill

Félicia regrettait presque d’avoir ouvert son coffre à jouets devant Édouard. D’un côté, sa réaction avait été des plus amusantes… Mais il s’imaginait peut-être qu’elle était une enthousiaste du sadomasochisme. S’il lui était arrivé de tirer plaisir de ses jeux avec Frank, et si elle aimait parfois planter ses dents et ses griffes dans la chair mâle, pour elle, tout le bataclan demeurait un jeu, pas vraiment un fantasme, ni un fétiche, encore moins un mode de vie.
Lorsqu’elle revint dans la chambre avec une guenille mouillée dans une main et le crayon effaçable dans l’autre, elle fut soulagée de voir qu’Édouard n’était ni perplexe ni outré, seulement déterminé.
Elle posa un genou sur le lit et traça les traits sur son bras d’une main assurée.
« Toujours prêt? », demanda-t-elle avant d’inscrire la dernière ligne.
— Oui. »
Un spasme parcourut le bras d’Édouard lorsqu’elle ajouta la ligne manquante. Ses paupières se mirent à papillonner, comme s’il venait de vivre le plus gros coup de barre de l’histoire. Le rythme des battements ralentit progressivement jusqu’à ce qu’Édouard paraisse endormi. Il exhala longuement avant de tressaillir.
Édouard ouvrit les yeux et se redressa sur le lit… Son visage était le même; toutefois, il n’était pas… habité de la même façon. Après un bref instant d’hésitation, un sourire rogue apparut, une expression que Félicia n’avait jamais vue chez lui. Il se contenta de la fixer avec aplomb, comme s’il n’était pas enchaîné, comme s’il se trouvait là pour son bon plaisir.
Avec tous les procédés complexes qu’elle avait réalisés au cours des dernières semaines, elle ne s’était pas attendue à réussir aussi facilement. À vrai dire, elle ne savait pas trop quoi faire du résultat. « Narcisse Hill?
— Pour vous servir, mademoiselle…?
— Lytvyn. 
— Enchanté, mademoiselle Lytvyn. Auriez-vous l’amabilité de me détacher?
— Non, monsieur Hill. » Il continua à sourire, mais son expression se durcit.
« Que me voulez-vous, mademoiselle?
— Je veux savoir si vous résidez toujours dans ce corps. Je veux savoir pourquoi je l’ai retrouvé en Argentine… Je veux savoir ce que vous, vous voulez.
Il éclata de rire. « Ironique que je me retrouve attaché et soumis à la question…
— Ne changez pas de sujet…
— …après avoir fait la même chose à Harré. »
Félicia figea.
« Je vois que j’ai piqué votre intérêt, mademoiselle Lytvyn. Je sais que les gens du Collège comme vous êtes sensibles aux échanges de faveurs… Si vous me libérez, peut-être pourrai-je vous enseigner autant que Harré a pu m’apprendre… »
Hill ignorait la fusion entre le Collège et les Seize… Félicia n’avait aucune envie de le corriger. Son cœur s’était emporté à l’idée d’étudier avec un élève de Harré. En même temps, elle savait trop bien qu’elle ne pouvait pas faire confiance à un homme qui s’était enfui avec le corps d’Édouard après avoir prétexté un échange de faveurs…
Hill profita de ce moment d’hésitation pour fermer les yeux et inspirer profondément. Comprenant trop bien ce qu’il s’apprêtait à faire, avec la rapidité d’un cobra, Félicia lui décocha un coup de poing dans les couilles.
Hill se recroquevilla en gémissant. Félicia ne pouvait pas permettre que Hill se mette en état d’acuité et découvrir dans le feu de l’action les trucs dont il disposait assurément.
C’était trop risqué d’entreprendre un interrogatoire seule. Alors que Hill était encore prostré, elle lui agrippa le bras et frotta le symbole. Son corps ramollit comme une poupée de chiffon.
Édouard émit un grognement plaintif. « Qu’est-ce qui s’est passé? Je ne me sens pas bien…
— Hill s’apprêtait à me faire un coup bas. J’ai simplement frappé en premier... »
Elle se sentait coupable. Mais elle savait qu’elle avait bien agi…
Édouard se redressa sur le lit. « Tu peux me détacher, maintenant? 
— Non.
— Pardon? »
Elle ne put pas garder son sérieux longtemps en voyant son expression catastrophée. Elle devinait qu’il craignait qu’elle aille chercher d’autres jouets dans son coffre…
Félicia éclata de rire et entreprit de le détacher.

dimanche 19 juillet 2015

Le Nœud Gordien, épisode 379 : Aux fers

Il était presque midi lorsqu’Édouard et Félicia arrivèrent chez elle. La pluie torrentielle était en voie de devenir une simple facette du quotidien, comme la neige en hiver ou la noirceur la nuit. Il ne se souciait plus de ses cheveux ruisselants ou de ses vêtements détrempés : il avait l’habitude.
Ils s’étaient arrêtés en chemin pour acheter deux barquettes de sushi qu’ils attaquèrent à la minute de leur arrivée. « En faisant le test ici, dit Félicia sans préambule, on saura tout de suite si on a perdu Hill. Pouah, je m’attendais à mieux, côté riz… Qu’est-ce qui te fait sourire? »
Pour sa part, Édouard n’avait rien à redire à propos de la bouffe. Ce qui le faisait sourire, c’était de reconnaître chez Félicia le même élan passionné que lorsqu’il se penchait sur un dossier qui attisait sa curiosité. « Rien… Continue… Alors, tu comptes procéder comment?
— Je vais réinscrire le symbole sur ton bras, et voir ce qui se passe.
Voir ce qui se passe? Très scientifique comme approche…
— Si ça ne fonctionne pas, je vais me tourner vers le symbole au grenier…  
— Et si ça marche, et que Hill reprend le dessus sur moi?
— Le symbole sera fait avec un marqueur effaçable. Il suffira de…
— Félicia… Tu crois qu’il se laissera faire?
— Je sais me défendre… » Édouard n’était pas convaincu. Félicia le comprit; elle ajouta : « Tu as raison. Nous allons mettre toutes les chances de notre côté. » Elle trempa un sushi dans la sauce et le porta à sa bouche.
Édouard changea de sujet. « Est-ce que j’ai bien compris, tout-à-l’heure? Avramopoulos a référé à Hill comme ce damné Disciple
— Oui, répondit-elle. C’était peut-être une référence à un groupe de praticiens qui se faisait appeler les Disciples de Khuzaymah. À ma connaissance, ils ont été tués jusqu’au dernier…
— Est-ce que Hill était l’un d’eux?
— Je ne sais pas… Je ne vois pas pourquoi il l’aurait appelé comme ça sinon… 
— Tu crois qu’ils se sont connus, à l’époque?
— Peut-être… Je n’y avais pas pensé… Il faudrait l’interroger…
 — Hill ou Avramopoulos?
— Les deux! Bon, moi, je n’ai plus faim. » Elle se leva sans égard pour Édouard qui, lui, n’avait pas fini. Il la suivit à l’étage, barquette à la main, en mangeant avec les doigts.
Félicia se rendit dans la chambre des maîtres et alla tirer un coffre de son garde-robe. Il était verrouillé par un petit cadenas à combinaison, du genre capable d’empêcher un fouineur, mais qui ne résisterait pas longtemps face à un cambrioleur outillé. Édouard supposa qu’il s’agissait d’accessoires qui allaient être utiles pour le procédé…
Avec une lenteur délibérée, Félicia en sortit une jupette d’écolière et des souliers-plateforme à talons (très) hauts, entièrement transparents. Édouard était déjà étonné, mais elle extirpa ensuite du coffre des objets plus inusités : une longueur de corde mauve, une cagoule en cuir, un bâillon en forme de boule, une série de sangles cloutées…
Édouard avait eu hâte de se retrouver dans une chambre avec Félicia. Il n’en était plus certain. Il avala son dernier sushi difficilement. « Qu’est-ce que c’est que tout cela?
— C’est mon coffre à jouets… Ça fait un petit bout que je ne l’ai pas ouvert... » Elle sortit une sorte de fouet composé de dizaines de lanières et un gigantesque phallus de plastique qu’elle déposa à côté du coffre. Elle semblait prendre un malin plaisir à voir la réaction d’Édouard à chaque nouvel objet… De la perplexité à la frayeur. « Ah! Voilà ce que je cherchais. »
Elle sortit une masse de chaînes qu’elle entreprit de démêler. Il s’agissait de menottes doubles reliées entre elles, donc capables d’attacher deux personnes ensemble… Ou d’immobiliser une seule en l’enchaînant aux quatre membres. Elle se retourna vers lui avec un sourire machiavélique. « Donne-moi tes poignets…
— Euh, Félicia…
— Si tu veux que je te détache, tu n’as qu’à dire ce safeword. Disons… Ya ne rozmovlyayu dobre ukrayinsʹkoyu. » Elle éclata de rire devant l’expression catastrophée d’Édouard. « Ben non! C’est là pour restreindre Hill, espèce de nono! »
Édouard ressentit une vague de soulagement, temporaire toutefois. Le fait qu’il s’apprêtait à réinviter aux commandes celui qui avait usurpé son corps n’était plus une abstraction, mais une réalité… L’exploration de la raison d’être de ce coffre d’Ali Baba était un mystère qui allait devoir attendre un autre jour.
Il tendit les poignets. « Je suis prêt. »
Elle l’embrassa puis lui passa les menottes.
« Félicia… Vu que je serai… Absent, s’il se manifeste… Pourrait-on enregistrer l’opération? Je veux savoir… »
Elle hésita un instant. « D’accord, mais on l’efface tout de suite après.
— Entendu », dit-il, sans avoir l’intention de le faire, quoique lui mentir ne lui plaisait pas… « Prends mon téléphone. »
Elle le positionna sur une commode de manière à pouvoir filmer le lit. « Maintenant, le symbole… Je vais chercher mon crayon-marqueur. Ne bouge pas! »
Il haussa le sourcil. Aux fers comme un bagnard, il n’aurait pas pu courir bien loin…

dimanche 12 juillet 2015

Le Nœud Gordien, épisode 378 : Pourparlers, 1re partie

Après la cohue des préparatifs pour le grand rituel, le troisième étage du 5450 semblait anormalement calme, avec une atmosphère de salon funéraire.
On avait aménagé un coin pour le concile. Des chaises avaient été disposées en demi-cercle, traçant le contour d’une estrade virtuelle. Les Maîtres étaient assis au premier rang, leurs lieutenants derrière – Vasquez, Stengers, Polkinghorne, Arie Van Haecht, ce dernier toujours en chaise roulante. Félicia alla s’asseoir avec eux. Tous les autres, incluant Virkkunen et un type qu’Édouard n’avait jamais vu auparavant, se trouvaient sur la dernière rangée. C’est là qu’Édouard prit place, entre l’inconnu et d’Asjen Van Haecht.
Avramopoulos se leva. Il avait une expression si rébarbative qu’on aurait dit qu’il venait de croquer un citron pourri. Il déclara le concile ouvert et donna la parole à Félicia.
Une fois à l’avant, elle raconta les découvertes des derniers jours : l’esprit de Hill dans son grenier, la possession d’Édouard, le réveil en Argentine, le mystérieux couloir qui reliait La Plata à Kiev… Et l’hypothèse plausible qu’un autre soit connecté à La Cité.
Édouard connaissait déjà l’histoire pour l’avoir vécue; son attention dériva vite sur Félicia elle-même plutôt que sur ce qu’elle disait. Elle le rendait un peu gaga… Elle était jolie, elle parlait bien, il pouvait imaginer son corps nu sous ses vêtements… Il voulait qu’elle le touche, qu’elle lui agrippe encore les fesses comme ce matin… Qu’ils se retrouvent enfin seuls dans un lit sans que personne ne soit endormi, malade, possédé, transporté dans un autre pays, et quoi encore?
Si c’était cela pour elle, une relation pas trop compliquée, il avait de la difficulté à imaginer les autres…
Il se tendait à chaque fois que Félicia prononçait son nom. Elle mentionna au passage qu’elle et lui se côtoyaient, comme une chose qui ne méritait pas qu’on s’y arrête. Cela n’empêcha pas la mention de susciter certaines réactions… Pénélope lui décrocha un clin d’œil avec un sourire coquin, et Asjen Van Haecht le foudroya du regard. Le jeune homme entretenait-il des espoirs envers Félicia?
C’est toutefois Avramopoulos qu’Édouard observa le plus attentivement. Il craignait le pire, qu’il le houspille devant tout le monde, qu’il l’expulse de leur groupe – en prenant soin d’effacer ses souvenirs, bien sûr –, ou même qu’il s’en prenne à Félicia… Son expression, déjà renfrognée, ne changea pas. Loin de le rasséréner, Édouard se mit à craindre cette eau dormante dont les proverbes disaient depuis des siècles de se méfier.
Un malaise traversa l’assistance lorsqu’elle en arriva aux couloirs… Le passage de La Plata à Kiev. Le jeune homme avec trop de cheveux blancs capable de lire dans leurs pensées. Son message menaçant… Et surtout, le fait qu’il ait transporté Félicia et Édouard jusqu’à la place de la Vieille-Gare, comme s’il avait utilisé un simple truc. Édouard soutint sans ciller les regards des initiés qui le scrutaient, peut-être à la recherche d’un indice capable de confirmer ou infirmer les affirmations de Félicia.
Tout le monde se mit à parler en même temps dès qu’elle conclut son exposé. Arie Van Haecht lui posa une question qu’il n’entendit pas, ses mots couverts par le brouhaha.
Daniel Olson se leva. Sa prestance de rock star suffit à attirer l’attention de tout le monde et à calmer le chahut. Il regarda Édouard droit dans les yeux. « As-tu quelque chose à ajouter à ce récit?
— Non. Elle l’a raconté tel que nous l’avons vécu. Mais une chose que Lytvyn n’a pas mentionnée m’intrigue… Qu’est devenu Hill après qu’il ait cessé de me posséder? »
Latour leva le doigt. « Je vois trois possibilités. Une, il est toujours avec toi, mais inactif ou impuissant. Deux, sans ancrage, sa conscience s’est dissipée et la mort l’a rattrapé. Trois, il est demeuré lié à la maison où tu l’as trouvé, et sa conscience y est retournée après coup… »
Mandeville leva le doigt à son tour, mais Avramopoulos s’imposa à sa place. « Qu’importe ce qui s’est passé avec ce damné Disciple! Suis-je le seul à réaliser ce qui importe réellement? On vient de nous déclarer la guerre! Qui sont-ils pour oser nous dire quoi faire ou ne pas faire!
— C’est ton acharnement à chercher la bagarre qui a tué Hoshmand… », dit Polkinghorne.
« Et Espinosa », renchérit Félicia.
Avramopoulos balaya ces interventions du revers de la main. L’attitude du Maître vint agiter la colère et l’indignation qu’Édouard ressentait à son endroit, et qu’il continuait à refouler tant bien que mal.
Polkinghorne continua. « …et ces initiés semblent encore plus puissants que l’anathème… 
— C’est quoi, l’amathène? », chuchota l’inconnu à l’oreille d’Édouard.
« Chut », répondit-il un peu sèchement, concentré sur le débat.
« Raison de plus : il n’en sont que plus menaçants », rétorqua Avramopoulos. « Nous devons nous débarrasser d’eux avant qu’ils se débarrassent de nous
— Qu’est-ce qu’il peut être borné! », cracha Polkinghorne, excédé.
Avramopoulos ouvrit la bouche, mais il n’eut pas le temps de parler avant que Mandeville s’exclame : « S’ils peuvent lire nos pensées, à même nos têtes, comment pourrons-nous nous opposer à eux? Comment savoir s’ils ne sont pas en train de nous espionner en ce moment même? 
— Nous trouverons bien un moyen », répondit Avramopoulos, qui ne paraissait pas si convaincu…
Le silence régna sur l’assemblée pendant un lourd moment. C’est Virkkunen qui le brisa. « Il serait préférable de leur proposer une trêve… » Tout le monde se tourna vers lui. « Tricane a été nommée anathème parce qu’elle a enfreint nos lois. Elle était tout de même l’une des nôtres. Peut-être qu’elle a enseigné nos traditions à ses initiés. Peut-être qu’ils seraient au moins disposés à respecter celle-là… Deux faveurs pour une trêve. »
L’inconnu avait sursauté à la mention de Tricane. Il leva la main pour parler. Latour l’ignora pour demander à l’artiste : « Qui va aller leur proposer? Toi?
— Il n’en est pas question! », dit Avramopoulos, ignorant le voisin d’Édouard.
« Est-ce que l’idée de la trêve peut au moins être considérée? », demanda Mandeville.
« Si nous allons dans cette direction, il nous faudra choisir un émissaire », dit Latour en remontant ses lunettes sur son nez.
— Une chose est sûre : ce ne sera pas Derek! Je…
— Allez-vous m’écouter, hostie de calice! » Le silence fut. « Bon! C’est mieux. J’vais y aller, moi, parler à votre monde. Vu que c’est Tricane qui m’a initié moi aussi… Ça va me donner une chance.
— Ça peut être très dangereux », dit Gordon. « Nous ignorons ce dont ils sont capables…
— Ils ont une dent contre vous autres. Pas contre moi. Pis ils auront beau fouiller dans ma tête, ils ne trouveront pas grand-chose de dérangeant… »
Les Maîtres se consultèrent du regard. Édouard devinant qu’en d’autres circonstances, ils n’auraient jamais confié pareille mission à un simple initié. Mais il pouvait lire la peur dans leur visage… Ils acquiescèrent finalement. « Je vais m’occuper de préparer Tobin pour cette mission », dit Gordon.
Tobin? Félicia lui avait parlé de son exploit, mais Édouard n’avait pas réalisé qu’il était assis à côté du revenant…
« J’aimerais y participer également », dit Olson.
« C’est donc entendu », conclut Avramopoulos, soulagé. « Le prochain concile aura lieu dans une semaine, ici, à la même heure. Bonne chance. »
Alors que l’assemblée se dispersait, Félicia le rejoignit. « As-tu quelque chose de prévu?
— Hum, non, pas vraiment…
— As-tu envie de m’accompagner chez moi? »
Son cœur s’accéléra. « Je ne dirais pas non… 
— Je suis curieuse de voir si Hill est encore dans le grenier…
— Oh. D’accord. » Il lui emboîta le pas en cachant sa déception.

dimanche 5 juillet 2015

Le Noeud Gordien, épisode 377 : Déclarations

Édouard avait enfin eu le luxe d’une nuit confortable, mais le répit avait été de courte durée. La sonnette d’entrée le réveilla. Il ouvrit, les yeux plissés, pour découvrir Félicia, un gros café dans chaque main.
Pendant qu’elle entrait, Ozzy se faufila par la porte ouverte. Il se posa sur la tête d'Édouard en croassant. Ce dernier pouvait deviner des reproches dans les craillements de son familier, mais aussi le soulagement de le retrouver. Ozzy devait avoir été désorienté de le sentir disparaître de son radar…
La scène laissa Félicia pour le moins stupéfaite. Édouard prit la corneille sur son poing et fit les présentations de mise avant de lui demander ce qui l’amenait chez lui de si bon matin.
« J’ai parlé à Gordon tout de suite après t’avoir laissé chez toi, hier…
— C’est à croire que tu ne dors jamais!
— Dormir? Jamais de la vie. Je ne pouvais pas arrêter de penser à… tout cela. Les passages d’un Cercle à l’autre. Les menaces du gars dans les tunnels... Celui qui nous a expulsés en claquant des doigts… »
Édouard, lui, avait été trop épuisé pour entretenir une réflexion sur quoi que ce soit. « Un instant! Comment as-tu expliqué tout cela à Gordon? Lui as-tu parlé de… heu, toi et moi?
— Je n’avais pas le choix…
— Tu avais dit qu’il ne fallait pas que ça se sache!
— Ce qui s’est passé dans les tunnels est trop important pour mêler ça à des mensonges…
— Quand même…
— J’aurais préféré garder le secret, mais ce n’était qu’une question de temps : les Maîtres sont bons pour se mêler de ce qui ne les regarde pas… D’ailleurs, Gordon n’a pas semblé très surpris…
— Si Avramopoulos décide de m’en faire baver un coup… »
— Tu vas survivre, j’en suis certaine.
— Alors, j’imagine que ça fait de nous, officiellement… un couple? » Il agrippa les pans de son imperméable pour l’attirer jusqu’à lui. Ils s’embrassèrent tendrement. Il ne l’avait pas approchée durant toute leur escapade en Argentine… Avec la nausée et la mauvaise haleine, il avait préféré garder ses distances.
« Un couple? » Elle sourit. « Oui, j’imagine… » Elle le tira jusqu’à ses lèvres à son tour, les mains posées sur ses fesses. Geneviève ne l’avait jamais tripoté ainsi. Le contact lui plaisait beaucoup. Elle poussa un soupir qui contrastait avec ses yeux pleins d’étoiles. « Ça ferait changement, pour une fois, une affaire qui ne soit pas trop compliquée… »
Pour une fois? Édouard décida de garder ses questions pour un autre jour… Elle était si jolie, elle sentait si bon, sa peau était si douce… Comment avait-il fait pour cesser de l’embrasser, ne serait-ce qu’une minute?
Édouard s’avança à nouveau… Mais Ozzy vint s’interposer entre eux, les ailes battantes. Félicia poussa un petit cri de surprise qui amusa Édouard. « Il est jaloux, on dirait! » Félicia, elle, n’avait pas envie de rire : elle avait la terreur peinte sur le visage. « Ozzy! Ça suffit! »
L’oiseau alla se percher sur le réfrigérateur. Il croassa trois fois, les yeux braqués sur Félicia. Édouard voulut la prendre dans ses bras, mais elle le tint à distance. « Va falloir y aller…
— Aller où?
— Gordon a convoqué tout le monde pour un concile… Une rencontre au sommet. À peu de choses près, on vient de se faire déclarer la guerre… Et j’ai peur de ce que ça implique. »
Édouard fut complètement refroidi à son tour.