dimanche 22 février 2015

Le Nœud Gordien, épisode 358 : Comme chez soi, 2e partie

Le symbole grossit, grossit jusqu’à recouvrir tout le champ de vision d’Édouard, puis il grossit encore, prenant l’ampleur d’une rue, d’une ville, d’un pays, du monde entier, puis la perspective changea, lui donnant l’impression qu’il tombait dans cette gravure aux proportions vertigineuse…
Je dois rêver, pensa Édouard devant ce spectacle hallucinant. Il s’imaginait, bien endormi sur le sofa de Félicia… La réminiscence du symbole dans le grenier, aussi soudaine qu’improbable, s’expliquait mieux ainsi… Mais si je dors, comment puis-je penser aussi clairement?
L’illusion de mouvement cessa sans transition. Il se retrouva au milieu d’un flou gris, comme s’il était encerclé par un épais brouillard.
« Allô? » Sa voix semblait avalée par la grisaille ambiante qui ne retournait aucun écho. « J’ai trouvé. Je suis en train de faire un rêve lucide.
— Vous ne rêvez pas », dit une voix masculine. « Mais vous n’êtes pas conscient non plus.
Édouard se retourna pour voir un homme dans la jeune cinquantaine émerger du flou. Sa redingote et ses gants lui donnaient un air distingué.
« Narcisse Hill, pour vous servir », dit-il avec un salut. « Nous nous sommes rencontrés dans d’autres circonstances, si je ne m’abuse.
— Édouard Gauss », dit-il, avant d’ajouter : « Pour vous servir.
— Je suis ravi que vous ayez répondu à mon appel, monsieur Gauss.
— Votre appel, dites-vous?
— Assurément! Vous êtes venu jusqu’ici, n’est-ce pas? »
Édouard jeta un coup d’œil aux environs. « Je ne suis pas certain de savoir où nous sommes, au juste… Tout cela me semble bien irréel… »
Hill haussa les épaules. « Vu que nous sommes désincarnés, j’ai bien peur de n’avoir rien de concret à vous offrir… », lança Hill, sourire en coin. « Dans notre condition présente, les notions de matérialité, de temporalité, ou même celle d’espace sont caduques; il s’agit donc moins d’un lieu que d’un état d’esprit. Jusqu’à tout récemment, je me trouvais dans un état analogue à la somnolence… Jusqu’au moment où, pour la première fois, j’ai perçu la possibilité de m’exprimer. Je l’ai donc saisie. J’ai eu la surprise de me retrouver dans le corps d’une jeune enfant.
— C’était ma petite fille. La frousse que vous m’avez faite… Et qu’est-ce qui vous a mis dans cet état en premier lieu?
— Ah, c’est mon secret… Mais il m’a permis de déjouer l’expiration de mon enveloppe charnelle. Depuis ce premier réveil, je n’ai vécu que deux nouveaux remous…
— La séance d’écriture automatique?
— C’était le premier des deux; le second s’est avéré d’une toute autre nature. J’ai l’impression que quelque chose a changé, quelque chose qui m’a sorti de ma passivité… C’est pourquoi j’ai pu détecter votre pensée à mon égard; c’est pourquoi j’ai pu vous appeler jusqu’à moi.
— Je conclus donc que ce n’est pas un hasard si je me suis soudainement rappelé du symbole qui se trouve au grenier.
— Votre réflexion est tout-à-fait juste. Pour ma part, je ne peux que spéculer à propos de ce qui a induit ce changement dans mon sort…  
— Ce changement… Est-il récent?
— Difficile à dire, mais j’en ai l’impression.
— La nuit dernière, un rituel sans précédent a été entrepris dans La Cité…
— Vraiment? À quelles fins?
— Je crains de ne pas être le mieux placé pour vous donner des détails.
— Est-ce que Harré y participait?
— À ce que j’ai cru comprendre, Harré est mort depuis longtemps… »
Hill sursauta. « Depuis longtemps, dites-vous? En quelle année sommes-nous? » Lorsqu’Édouard le lui dit, l’expression de Hill se décomposa. « Tout ce temps… Pardonnez mon émotion, M. Gauss : cela signifie que tous ceux que j’ai jamais connus ne sont plus de ce monde… »
Après un temps, Hill s’ébroua, comme pour chasser la mélancolie. « Un grand rituel, disiez-vous? Vous y participiez?
— Ma participation était au mieux périphérique », dit-il. « Je n’ai été nommé élève-adepte que récemment. »
Ce dernier commentaire eut un effet étrange sur l’expression de Hill. Il redressa le dos; son expression se ferma, à l’exception de son regard qui devint acéré. « Élève-adepte », dit-il d’un ton neutre. « Puis-je vous demander qui vous a initié?
— Eleftherios Avramopoulos. » Hill réagit, quoique sa façade impassible ne permît pas à Édouard de lire la nature précise de cette réaction.
« Bien, bien », continua Hill sur son ton mécanique. « J’imagine que la demoiselle qui présidait à la séance est de la même tradition?
—  Je, heu, oui, j’imagine…
— Seriez-vous disposé à m’offrir une faveur en échange de considérations futures? »
Édouard en connaissait assez sur les traditions des Seize pour savoir que les faveurs constituaient leur monnaie d’échange. Qu’est-ce qu’un fantôme pouvait bien lui offrir en retour? « Demandez », dit-il, « et nous verrons… »

dimanche 15 février 2015

Le Nœud Gordien, épisode 357 : Comme chez soi, 1re partie

Édouard attendait au salon, deux flûtes devant lui, les cheveux plaqués contre le crâne par la pluie. Félicia était disparue après avoir vidé la sienne, avec pour seule explication un je reviens dans une seconde lancé sur un ton pimpant. D’abord curieux, Édouard s’impatienta de plus en plus, jusqu’à vouloir savoir ce qu’elle pouvait bien faire là-bas.
Il tendit l’oreille au pied des marches sans détecter le moindre son provenant d’en-haut. Il gravit l’escalier à pas feutrés.
Il lui suffit d’entrer dans la chambre principale pour tout comprendre : Félicia s’était assoupie, couchée de travers sur le lit, encore tout habillée.
Sa fatigue l’a rattrapée, pensa Édouard, lui-même passablement usé par la longue nuit. Il se doutait bien que Félicia ne rechignerait pas s’il se glissait sous les couvertes avec elle, mais sa position oblique l’aurait forcé à la déplacer, et probablement à la réveiller.
Il haussa les épaules et redescendit. Le sentiment de se trouver à la fois chez lui et dans la maison d’une autre était pour le moins étrange. La décoration n’était plus la même, les arômes avaient changé… Mais les tuiles sous ses pieds, l’éclairage, la configuration des lieux… Tout lui rappelait le temps qu’il avait passé sur la rue Hill.
Il se laissa tomber sur le sofa. Il aurait dû avoir sommeil, mais il avait paradoxalement l’impression d’être trop fatigué pour pouvoir s’assoupir. Il jeta un coup d’œil à la bouteille et aux deux verres en pensant : le vin est tiré, il faut le boire! Il prit la flûte encore pleine et la leva comme un salut à personne en particulier. Ou à Narcisse Hill. Qui sait? Peut-être est-il en train de me regarder…
Cette pensée flotta dans sa tête un moment, réveillant un souvenir lointain, nourrissant une intuition puissante. Il déposa son verre sans y avoir bu et retourna à l’étage, curieux de suivre cette impulsion soudaine qu’un adepte confirmé aurait reconnue comme une manifestation synchrone.
Un coup d’œil dans sa chambre révéla que Félicia dormait toujours en ronflant légèrement. Édouard continua jusqu’au bout du couloir, sous la trappe qui menait au grenier. Lorsqu’il habitait cette maison, le débarras du sous-sol avait épongé tous ses besoins d’entreposage, de sorte que l’espace du grenier n’avait jamais été nécessaire… Lui-même n’était monté jusqu’aux combes que deux fois, ce qui rendait étonnant le brusque retour à sa conscience de ce souvenir qu’il cherchait à confirmer…
Il trouva une chaise dans ce qui était jadis la chambre d’Alice; il grimpa dessus pour soulever la trappe et tirer l’échelle escamotable, soucieux de ne pas faire le moindre bruit. Il gravit prudemment les échelons.
La pièce, aussi grande que la maison, était sombre et froide. Elle baignait dans une odeur de poussière et de vieux bois. Le peu de lumière qui filtrait par la trappe lui permit d’apercevoir une ampoule vissée au plafond; une cordelette attachée à la douille servait d’interrupteur.
L’ampoule grésilla en s’allumant, jetant un faible éclairage sur les environs. De vieilles caisses de bois qu’on ne trouvait plus que chez les antiquaires reposaient au centre de la pièce comme un îlot perdu. Au premier coup d’œil, on pouvait deviner que personne n’y avait touché depuis des décennies… Un gros câble de chanvre était enroulé dans l’une d’elles, couverte de poussière et de toiles d’araignées. Une autre était remplie de pièces métalliques, des crochets, des poulies, des clous… Une troisième contenait un assortiment d’outils rongés par la rouille.
Édouard contourna les caisses et se rendit à l’autre extrémité de la maison. Malgré la pénombre, il pouvait déjà distinguer que sa mémoire ne lui avait pas menti… Au milieu du poinçon, il aperçut un symbole délavé, du même style que ceux que Félicia avait recopiés durant la séance d’écriture automatique. Pourquoi s’en était-il souvenu cette nuit, et pas auparavant? Mystère. Il est vrai qu’à l’origine, il n’avait pas pu se douter qu’il ait pu représenter autre chose qu’un gribouillis sans importance…
Il s’approcha du symbole et le photographia avec son téléphone jusqu’à l’obtention d’un bon cliché. Le flash révéla qu’il ne s’agissait pas seulement d’un dessin, mais bien d’une gravure qu’on avait recouvert de pigments. Édouard tendit la main vers le symbole, mais dès que sa peau le toucha, Édouard s’écroula sur le sol, inconscient. 

dimanche 8 février 2015

Le Nœud Gordien, épisode 356 : Quoi faire à Grandeville, 3e partie

Benoît était déjà animé, il devint fébrile. Il tira de sous son bureau un tube de papier qu’il déroula aux pieds de Félicia. C’était une carte de La Cité qui portait plusieurs marques au crayon feutre. Le site de l’hôtel Hilltown était marqué d’une croix rouge. D’autres croix plus petites étaient agglutinées autour du Centre, mais surtout du Centre-Sud.
« Cet automne, lorsque je suis sorti du pire de ma dépression, je me suis dit que si des détails de l’affaire du Hilltown avait été étouffés, il y en avait peut-être d’autres qui avaient subi le même traitement. Pendant un bout de temps, j’ai cherché sans trouver, puis il y a eu l’affaire des ovnis du Centre-Sud…
Les ovnis? »
Benoît fit un sourire sardonique. « Ça a commencé comme une joke, mais le nom est resté. Ce n’est pas le meilleur choix, j’avoue…
— Mais de quoi tu parles? »
Interloqué, Benoît répondit : « Les lumières dans le ciel… En décembre? Come on! Les images ont fait le tour du pays!
— J’ai beaucoup travaillé ces derniers mois. Et je n’écoute presque jamais la télévision.
— Ouais, d’accord… » Benoît semblait pour le moins dubitatif, présumant encore qu’elle lui cachait quelque chose. Il s’assit devant l’ordinateur. « Tu peux rester dans ton fauteuil. Allume la TV : elle clone mon écran d’ordinateur. »
Il cliqua sur un signet et une page web intitulée Paranormal.biz s’afficha. Quelques clics plus tard, une vidéo démarrait. L’image était instable et peu nette. On pouvait discerner entre deux bâtiments des lumières chatoyantes dans le ciel de La Cité. « T’enregistre? T’enregistre? », disait une voix excitée hors-champ. « Fuck, c’est malade », répondait une autre.
Félicia s’avança au bout de son siège. Le phénomène ressemblait au dôme qui était devenu visible durant le grand rituel, quoiqu’en teintes différentes… Mais en plein jour. Et surtout : visible sans l’état d’acuité.
« C’est passé aux nouvelles?
— Oui, mais dès le lendemain, pouf! Plus rien. Aucune enquête, aucun suivi. On dirait qu’il y a juste les gars du site qui s’y intéressent encore. Et si on a le malheur de poser des questions, on se fait traiter comme des illuminés.
— Très étrange, en effet… Je peux revoir?
— Attend : il y en a d’autres… »
La quantité de vidéos colligées sur ce site était impressionnante. Même si le phénomène avait été de courte durée, il avait été capté de plein de points de vue différents, quoique toujours à une certaine distance. C’était miraculeux que les médias aient lâché le morceau avec tout ce matériel disponible… Comment ai-je pu ignorer cela jusqu’à présent? Le Centre-Sud, c’est le repère de l’anathème. Aucun doute qu’elle a trempé là-dedans...
Félicia jeta un coup d’œil à la date où la vidéo avait été mise en ligne. Son sang glaça dans ses veines. C’était le jour où Gianfranco Espinosa était mort.
« Est-ce que ça va? Tu es devenue toute pâle… 
« Oui… C’est… saisissant. »
Elle cacha son embarras en prenant une longue lampée de bière. « Est-ce que les gars de ton site ont une idée des causes possibles?
— C’est quelque chose de pas catholique, ça c’est certain… L’un d’eux travaille au CHULC, l’hôpital de La Cité… Il dit que le jour des lumières, l’urgence était bondée comme il ne l’avait jamais vue. Des gens malades comme des chiens, qui vomissaient partout… Les médecins étaient démunis. Une chance, pour la plupart, la crise passe en quelques jours, mais plusieurs sont morts. D’autres sont restés dans le coma.
— Et les médias n’en parlent pas.
—Voilà! Les médias n’en parlent pas! Penses ce que tu veux, mais moi, je ne crois pas que tout… ça soit une coïncidence. » La méfiance de Benoît semblait s’être dissipée, peut-être en raison de l’ignorance et de la surprise bien réelles de Félicia face aux vidéos. « J’ai commencé à faire mes propres enquêtes. Attends… » Quelques clics et une nouvelle page s’afficha. Elle montrait l’image d’un homme aux cheveux blancs à l’air serein. « Richard Garst. Il est acupuncteur et professeur de qi gong. » Benoît alla pointer l’un des X sur sa carte. « Le jour des ovnis, il méditait avec sa classe, ici… Il a été frappé par la maladie-mystère. Mais ce n’est pas tout… » Benoît retourna sur Paranormal.biz et trouva une autre image. Il fallut un instant à Félicia pour comprendre ce qu’elle voyait : un plancher de linoléum avec deux concavités en forme de pieds.
« Ses étudiants ont rapporté qu’il s’est mis à briller juste avant qu’il ne s’écroule.
À briller!? Comme une ampoule?
— Quand même pas! Plutôt une sorte d’aura bleutée. Ensuite il s’est mis à vomir violemment. Il était déjà dans le coma lorsque l’ambulance est venue le chercher. Il ne s’est toujours pas réveillé.
Félicia pointa le plancher creusé à l’écran. « Et ça…
— Il se tenait là lorsqu’il s’est mis à luire. C’est moi qui ai pris la photo… Le reste du plancher est bien solide, tu peux me croire… Comment expliquer cela?
— Je n’en ai aucune idée. » La seule hypothèse qui lui venait à l’esprit frôlait l’absurdité. À travers une vie consacrée à la méditation, ce M. Garst avait trouvé par lui-même le chemin vers l’acuité. Sa sensibilité à l’énergie radiesthésique l’avait empoisonné.
« C’est ce que je te disais… Trop de questions, pas assez de réponses. Mais les plus importantes pour moi restent les mêmes… Qu’est-ce que tu faisais au sommet du Hilltown? Qu’est-ce que c’était, ce feu bleu? Qu’est-ce qui s’est passé ce soir-là? » Des larmes vinrent mouiller ses yeux. « Qu’est-ce qui est arrivé à ma femme? »
Félicia se leva. « Écoute, j’ai une grosse journée demain…
— J’ai besoin de savoir!
— Tu veux des réponses, ça ne veut pas dire que je peux t’en donner! »
L’irritation de Benoît se transforma en dépit; il n’insista pas plus. Il reconduisit Félicia jusqu’à la sortie. Les enfants n’avaient pas bougé d’un poil depuis son arrivée.
« Je te rappelle bientôt…
— Ouais, ouais, c’est ça… », dit-il en refermant la porte derrière elle.
Un homme déterminé à faire la lumière sur le monde occulte de La Cité pouvait représenter une menace pour les Seize. Les gens comme lui étaient traités de l’une de deux manières pour le moins différentes. Soit on manipulait les souvenirs et les émotions du curieux pour lui faire lâcher le morceau, ou…
L’histoire tragique de Benoît, mais surtout sa détermination à comprendre avaient touché Félicia. Maintenant qu’elle possédait son bâton et qu’elle avait gagné son anneau, il était peut-être temps qu’elle prenne un premier apprenti…

dimanche 1 février 2015

Le Nœud Gordien, épisode 355 : Quoi faire à Grandeville, 2e partie

Félicia envoya un nouveau texto pour proposer une rencontre. Benoît accepta sans délai et avec enthousiasme. Il demeurait à moins de cinq minutes de voiture du centre-ville, dans ce qu’il appelait la banlieue. La notion était plutôt cocasse.
Elle s’habilla en se disant qu’elle irait à la marche pour étrenner ses nouveaux vêtements chauds; elle se ravisa dès que le vent d’hiver vint fouetter son visage. Malgré ses quelques verres, elle prit le volant en ce disant qu’ici, le trafic anémique ne pouvait pas être dangereux.
 La neige des rues de la banlieue avait été soufflée, mais pas ramassée; l’accumulation cachait presque les façades. Elle passa à un cheveu de dépasser celle de Benoît sans avoir aperçu le numéro affiché.
Un garçon de huit ou neuf ans vint lui répondre, un contrôleur de jeu vidéo à la main. Il la regarda un instant avant de dire « Y’est en bas. » Il trotta ensuite au salon adjacent sans plus se soucier d’elle.
Félicia se débattit avec ses bottes neuves pendant que l’enfant mitraillait  des extra-terrestres en haute définition. Une fillette un peu plus jeune était assise à côté de lui, fixant sans émotion le carnage à l’écran. Elle ne donna aucun signe d’avoir remarqué la présence de la visiteuse.
Si un jour j’ai des enfants, ils seront mieux élevés que ceux-là, se promit-elle.
Elle traversa la maison sans trouver d’escalier descendant. Elle ouvrit quelques portes au hasard; elle découvrit une armoire à balai et une chambre d’enfants avant de tomber sur la bonne issue. Elle descendit.
Aucun doute n’était possible : elle se trouvait dans l’antre d’un homme.
Des posters de hockey et de football tapissaient les murs, avec quelques images de groupes rock légendaires et de pin-ups insérées ici et là. Une série de fauteuils encerclait un écran de cinéma-maison. Benoît était assis à un bureau tout au fond du sous-sol. Il lui tournait le dos, les yeux rivés à l’écran, les oreilles couvertes par un casque d’écoute.
Il sursauta lorsqu’elle toucha son épaule. « Excuse-moi, j’étais très absorbé… »   
Elle ne l’avait vu qu’une seule fois, apeuré, épuisé, le visage barbouillé de poussière de béton, de larmes et de sueur. Elle aurait pu le croiser dans la rue sans reconnaître son vrai visage. Félicia s’attendait à un échange larmoyant – Andrew, qui les avait mis en contact, avait mentionné que leur discussion pourrait l’aider à clore son deuil –, mais Benoît était souriant, bien mis, le regard pétillant…
« Je te remercie d’être venue me voir.
— J’étais dans le coin, alors…
— Tu es difficile à rejoindre… C’est d’autant plus apprécié que tu aies pensé à moi. »
« Ouais. » Depuis qu’Andrew avait pris son numéro, Félicia avait reçu une invitation de Benoît chaque fois qu’il était passé par La Cité. En raison de son travail forcené des dernières semaines, elle les avait toutes reçues trop tard.
Benoît fit signe à Félicia de s’asseoir. Il tira deux bières d’un frigo bas logé à côté d’un divan. Il lui en tendit une et décapsula la sienne. « T’es ici pour longtemps?
— Un jour ou deux, pas plus.
— Pour des affaires?
— Oui…
— Tu travailles dans quel domaine?
— Je suis consultante en communication. » Son échappatoire habituelle.
« Ah. 
— Et toi?
— Moi, j’ai ma business depuis presque quinze ans. Les affaires vont pas pire, mais j’ai dû prendre congé à cause de ma dépression… »
Il n’a pas l’air si dépressif, pensa Félicia.
« …ça va de mieux en mieux. Ça me laisse plus de temps pour mon projet…
— Quel genre de projet? »
Benoît s’assit à son tour, un regard intense braqué sur Félicia. « Perdre ma femme a été la plus grande épreuve que j’aie eu à traverser. Je n’ai pas cessé de revoir, pratiquement seconde après seconde, la soirée de la catastrophe. J’ai passé des nuits entières à la répéter en boucle. Et puis j’ai découvert qu’aucun rapport, aucune enquête n’avait tenu compte de mes témoignages. On ne mentionne nulle part du feu bleu qui coule comme de la mélasse et qui ronge comme de l’acide. Et puis, le grand mystère : toi…
— Moi?
— Toi… Qui est apparue sans que je ne t’aie vu venir.
— Compte tenu ta situation, le stress, l’adrénaline, je…
Va t’en vite, le cercle se rend jusqu’ici, on est dans le cercle… » Benoît avait parlé avec une voix de fausset, caricature de celle de Félicia. « À qui parlais-tu? Ça m’a travaillé longtemps. Puis un jour je me suis dit : la solution la plus simple est la bonne. Tu n’étais pas seule, et pour une raison ou une autre, je ne pouvais pas voir ton compagnon. »
Félicia ne savait pas quoi dire. Non seulement Benoît était-il convaincu, mais pire encore, il avait raison. Elle devinait que nier serait reçu comme un aveu de… quelque chose. Elle croisa les bras et attendit. Benoît la scrutait comme l’aurait fait un joueur de poker à la recherche d’un tell.
« Tu me demandes c’est quoi mon projet? C’est d’aller au fond des choses. Et c’est étrange : chaque élément que je découvre soulève des nouvelles questions.
— Et pourquoi tu me dis tout cela?
— Parce que tu n’étais pas surprise devant le feu bleu. Parce que tu t’es trouvée dans un édifice en train de s’écrouler alors que tout le monde ne pensait qu’à en sortir. Parce que tu es littéralement apparue de nulle part pour me sauver la vie. Parce que j’ai besoin de trouver le sens de tout cela. Et tu es la seule vers qui je peux me tourner pour comprendre… »
Benoît avait mentionné des découvertes… Félicia avait maintenant la responsabilité de découvrir s’il avait mis le nez dans les affaires des Seize.
« Je ne sais pas si j’ai des réponses à t’offrir mais… Parle-moi de ce que tu as trouvé, on verra. »