Le symbole grossit, grossit jusqu’à
recouvrir tout le champ de vision d’Édouard, puis il grossit encore, prenant
l’ampleur d’une rue, d’une ville, d’un pays, du monde entier, puis la
perspective changea, lui donnant l’impression qu’il tombait dans cette gravure
aux proportions vertigineuse…
Je
dois rêver, pensa Édouard devant ce spectacle hallucinant. Il s’imaginait,
bien endormi sur le sofa de Félicia… La réminiscence du symbole dans le
grenier, aussi soudaine qu’improbable, s’expliquait mieux ainsi… Mais si je dors, comment puis-je penser
aussi clairement?
L’illusion de mouvement cessa sans
transition. Il se retrouva au milieu d’un flou gris, comme s’il était encerclé
par un épais brouillard.
« Allô? » Sa voix semblait
avalée par la grisaille ambiante qui ne retournait aucun écho. « J’ai
trouvé. Je suis en train de faire un rêve lucide.
— Vous ne rêvez pas », dit une
voix masculine. « Mais vous n’êtes pas conscient non plus.
Édouard se retourna pour voir un
homme dans la jeune cinquantaine émerger du flou. Sa redingote et ses gants lui
donnaient un air distingué.
« Narcisse Hill, pour vous
servir », dit-il avec un salut. « Nous nous sommes rencontrés dans
d’autres circonstances, si je ne m’abuse.
— Édouard Gauss », dit-il,
avant d’ajouter : « Pour vous servir.
— Je suis ravi que vous ayez répondu
à mon appel, monsieur Gauss.
— Votre appel, dites-vous?
— Assurément! Vous êtes venu
jusqu’ici, n’est-ce pas? »
Édouard jeta un coup d’œil aux
environs. « Je ne suis pas certain de savoir où nous sommes, au juste… Tout
cela me semble bien irréel… »
Hill haussa les
épaules. « Vu que nous sommes désincarnés, j’ai bien peur de n’avoir rien
de concret à vous offrir… », lança Hill, sourire en coin. « Dans
notre condition présente, les notions de matérialité, de temporalité, ou même celle
d’espace sont caduques; il s’agit donc moins d’un lieu que d’un état d’esprit. Jusqu’à
tout récemment, je me trouvais dans un état analogue à la somnolence… Jusqu’au
moment où, pour la première fois, j’ai perçu la possibilité de m’exprimer. Je
l’ai donc saisie. J’ai eu la surprise de me retrouver dans le corps d’une jeune
enfant.
— C’était ma petite
fille. La frousse que vous m’avez faite… Et qu’est-ce qui vous a mis dans cet
état en premier lieu?
— Ah, c’est mon secret…
Mais il m’a permis de déjouer l’expiration de mon enveloppe charnelle. Depuis
ce premier réveil, je n’ai vécu que deux nouveaux remous…
— La séance d’écriture
automatique?
— C’était le premier
des deux; le second s’est avéré d’une toute autre nature. J’ai l’impression que
quelque chose a changé, quelque chose qui m’a sorti de ma passivité… C’est
pourquoi j’ai pu détecter votre pensée à mon égard; c’est pourquoi j’ai pu vous
appeler jusqu’à moi.
— Je conclus donc que
ce n’est pas un hasard si je me suis soudainement rappelé du symbole qui se
trouve au grenier.
— Votre réflexion est
tout-à-fait juste. Pour ma part, je ne peux que spéculer à propos de ce qui a
induit ce changement dans mon sort…
— Ce changement…
Est-il récent?
— Difficile à dire,
mais j’en ai l’impression.
— La nuit dernière, un
rituel sans précédent a été entrepris dans La Cité…
— Vraiment? À quelles
fins?
— Je crains de ne pas
être le mieux placé pour vous donner des détails.
— Est-ce que Harré y
participait?
— À ce que j’ai cru
comprendre, Harré est mort depuis longtemps… »
Hill sursauta.
« Depuis longtemps, dites-vous? En quelle année sommes-nous? »
Lorsqu’Édouard le lui dit, l’expression de Hill se décomposa. « Tout ce
temps… Pardonnez mon émotion, M. Gauss : cela signifie que tous ceux que
j’ai jamais connus ne sont plus de ce monde… »
Après un temps, Hill
s’ébroua, comme pour chasser la mélancolie. « Un grand rituel,
disiez-vous? Vous y participiez?
— Ma participation
était au mieux périphérique », dit-il. « Je n’ai été nommé
élève-adepte que récemment. »
Ce dernier commentaire
eut un effet étrange sur l’expression de Hill. Il redressa le dos; son
expression se ferma, à l’exception de son regard qui devint acéré. « Élève-adepte »,
dit-il d’un ton neutre. « Puis-je vous demander qui vous a initié?
— Eleftherios
Avramopoulos. » Hill réagit, quoique sa façade impassible ne permît pas à
Édouard de lire la nature précise de cette réaction.
« Bien,
bien », continua Hill sur son ton mécanique. « J’imagine que la
demoiselle qui présidait à la séance est de la même tradition?
— Je, heu, oui, j’imagine…
— Seriez-vous disposé
à m’offrir une faveur en échange de considérations futures? »
Édouard en connaissait
assez sur les traditions des Seize pour savoir que les faveurs constituaient
leur monnaie d’échange. Qu’est-ce qu’un fantôme pouvait bien lui offrir en
retour? « Demandez », dit-il, « et nous verrons… »