dimanche 30 mars 2014

Le Noeud Gordien, épisode 313 : Dans le trou, 5e partie

L’hébétude et la surprise suivirent leur cours jusqu’à disparaître. Le fou rire larmoyant de Timothée finit par s’épuiser; la désorientation qui avait fait trembler Aizalyasni disparut à peu près en même temps, lorsque son esprit finit par s’accommoder au fait qu’ils se trouvaient à la fois loin de La Cité et à quelques minutes de marche du Terminus.
« On devrait aller voir plus loin », dit Timothée, tout excité.
« Est-ce que c’est une bonne idée? Et si la grotte se refermait?
— Tu peux m’attendre ici, alors. » Il s’éloigna en enjambant les buissons et les fougères d’un pas leste.
Hésitante, Aizalyasni fut tentée de l’appeler, de le supplier de rester avec elle… Elle se retint toutefois, convaincue que rien ne le ferait reculer. Elle s’élança donc à sa suite dans les bosquets mouillés.
Dès qu’ils eurent contourné une montée graveleuse, les lumières d’une ville apparurent en contrebas. Ils échangèrent un regard et amorcèrent leur descente.
Malgré la noirceur, il était manifeste à la lueur des lampadaires que la plupart des immeubles qu’ils apercevaient étaient du même blanc que les couloirs du trou. Timothée pointa vers leur droite; un groupe d’enfants jouaient au ballon sur un terrain gazonné, l’endroit le mieux éclairé des environs.
« Au moins, nous sommes encore sur Terre », dit Timothée avec un rire forcé. « Des enfants qui jouent au soccer… Ça peut être n’importe où! »
Timothée se pencha pour ramasser un papier journal détrempé qui se trouvait sur leur chemin. Il le déplia soigneusement. La page montrait une photo d’un monsieur en cravate… Un autre indice trop peu précis pour les situer. Il orienta tant bien que mal le journal pour mieux l’éclairer. « C’est de l’arabe », dit-il. « Je ne peux rien lire, pas même le titre. Et toi? »
Aizalyasni fit non de la tête. Il abandonna le feuillet et ils continuèrent vers le terrain de jeu.
Les enfants ne donnèrent aucun signe d’avoir remarqué l’approche de ces deux zigotos habillés et bottés pour l’hiver. Aizalyasni eut beau se concentrer autant qu’elle put sur leurs piaillements, elle échoua à identifier la langue qu’ils parlaient.
Elle salua timidement lorsqu’un garçon regarda dans leur direction. Leur présence eut tôt fait de polariser l’intérêt du petit groupe. Un garçon profita de la distraction pour s’échapper avec le ballon et marquer un but. Le jeu s’arrêta; Timothée sauta sur l’occasion. « Bonjour! Hello! Holà! Parlez-vous français? Do you speak English? Habla español? »
Les enfants remirent le ballon en jeu, mais l’un d’eux trotta plutôt dans leur direction. Il devait avoir neuf ou dix ans. « Je parle français », dit-il presque sans accent.
« Est-ce que ta famille et toi venez de cette ville, de… » Il feignit un blanc de mémoire.
« Tanger? Oui, m’sieur. Je vis là-bas », dit-il en pointant plus loin sur la rue.
« Et comment as-tu appris le français?
— Mes parents. Mais on nous l’apprend aussi à l’école, m’sieur. »
Une exclamation retentit : l’autre équipe venait de marquer à son tour. « Hey, Lounis, tu joues ou tu joues pas? »
Aizalyasni demanda : « Une dernière question… Avez-vous vu passer une drôle de femme, hier ou aujourd’hui? » Le garçon la regarda, interloquée. « Grande comme ça, habillée de toutes les couleurs… Peut-être avec des comportements étranges? »
Après un moment d’hésitation, il dit : « Non, m’dame. » Aizalyasni tressaillit. Elle ne se souvenait pas qu’on l’ait déjà appelée madame.
« Tu es très gentil, Lounis. » Elle passa sa main dans les cheveux. « Tu peux retourner jouer. 
— Tanger, c’est la ville d’origine de Madame, non? », dit Timothée après que l’enfant se soit éloigné.
Aizalyasni regarda les enfants manœuvrer sur le terrain en tentant de comprendre… « Durant l’attaque, Madame a dû créer un passage pour s’enfuir, un endroit où elle pouvait se sentir en sécurité…
— De La Cité au Maroc en quelques pas… Je ne savais même pas qu’elle pouvait faire cela.
— Moi non plus. Je t’ai dit que lorsque j’ai connecté avec son esprit, je n’ai perçu que le chaos, la colère et la peur… Aucune réflexion. Je ne suis pas sûre qu’elle savait que c’était possible. Attends… » Elle ferma les yeux et inspira trois fois. Elle ouvrit son esprit autant qu’elle le put dans l’espoir de percevoir Madame à nouveau. Elle ne détecta rien, mais elle découvrit que les environs baignaient dans une zone radiesthésique, quoique considérablement moins concentrée que celle qui se trouvait de l’autre côté du passage, dans le Centre-Sud.
Après un moment, Timothée demanda : « Et puis?
— Rien. On retourne à la grotte?
— Ouais. Avec un peu de chance, quelqu’un capable de nous sortir du trou va être arrivé au Terminus. » Timothée leva les yeux vers le ciel. « J’espère que je vais pouvoir revenir ici. J’aime encore mieux la pluie que l’hiver. »

dimanche 23 mars 2014

Le Noeud Gordien, épisode 312 : Dans le trou, 4e partie

Le corridor s’avérait beaucoup plus long que tout ce qu’ils avaient pu imaginer.
Les murs coquille d’œuf et les dalles, toujours pareilles dans leur irrégularité, n’offraient guère de repères pour mesurer la distance parcourue. Chose certaine, le corridor se déroulait bien au-delà des fondations du Terminus.
« D’où vient la lumière? », demanda Timothée. Aizalyasni n’avait pas remarqué que l’éclairage ne provenait pas de quelque source visible; elle se contenta de hausser les épaules.
À chaque douzaine de pas, Timothée se tournait vers elle pour l’interroger du regard. Elle faisait comme si elle ne le voyait pas, le regard perdu au loin. Elle craignait qu’il l’interroge davantage, qu’il souligne encore, par ses questions, à quel point tout cela la dépassait.
« Je gagerais qu’on est plus loin que la grande place », dit Timothée. Aizalyasni grimaça. « Qu’est-ce qui se passe? »
« Rien, rien.
— Ce n’est certainement pas rien qui t’a fait faire cette face-là!
— Qu’est-ce qu’elle a, ma face?
— C’est juste une expression! Laisse tomber! » Tim expira bruyamment avant d’accélérer le pas.
« Attends! » Il lui fallut trotter pour garder la cadence. Il lui jeta un regard de biais lorsqu’il la rattrapa; elle lui répondit en souriant. Elle se sentait maladroite. « C’est juste que… Hier, je pouvais faire de la magie, j’avais l’impression que rien n’était impossible. Mais maintenant, je ne sais pas, mais vraiment pas comment je m’y suis prise. Je me sens comme si j’avais fait le plus beau rêve de toute ma vie, mais que j’ai maintenant tout oublié…
— Je comprends », dit Tim d’un ton plus sec que compatissant. Pouvait-il comprendre?
« J’ai senti l’esprit de Madame, hier. 
— Hein?
— Lorsque j’étais au port. Elle était si confuse…
— Tu es certaine que c’était elle?
— Sûre et certaine. C’est bien ce qui m’inquiète… Regarde! »
Aizalyasni venait d’apercevoir une intersection quelques mètres plus loin, la première exception au tracé rectiligne du couloir. Une légère brise soufflait de gauche à droite.
« Qu’est-ce qu’on fait? », demanda Aizalyasni.
« Par là », répondit Timothée avec autorité en pointant vers la droite. Aizalyasni dessina une nouvelle flèche avec son doigt. Un autre carrefour se trouvait à quelques dizaines de mètres du premier. « Cette fois, on continue tout droit », décida Timothée. Une fois de plus, Aizalyasni marqua le mur. La première flèche avait eu pour but d’aiguillonner les gens susceptible de descendre après eux; si les intersections continuaient à se multiplier, elles pourraient leur servir de fil d’Ariane.
Ils marchèrent une minute ou deux pendant lesquelles la brise se transforma en vent de plus en plus puissant. Le souffle n’était pas froid, mais Aizalyasni referma tout de même son manteau.
Plus loin, le couloir semblait s’obscurcir d’un coup; en approchant la zone de transition, ils notèrent que les murs blancs et la voie dallée cédaient la place à la pierre grossièrement taillée. Aizalyasni en toucha la surface; celle-ci ne céda pas d’un iota. L’éclairage aux sources invisibles ne portait pas jusqu’à la grotte.
« Qu’est-ce qu’on fait? », demanda Timothée à son tour.
« C’est peut-être une sortie. Mais c’est noir… On ne voit rien.
— Reste ici. Je vais aller voir. »
Timothée s’avança quelques pas dans l’obscurité. Il disparut au détour d’un coude qu’elle n’avait pas discerné.
Une fois seule, Aizalyasni en profita pour respirer profondément, retraçant avec son esprit les gestes de l’oraison – ceux dédiés au grand groupe des fidèles. L’énergie du Centre-Sud lui paraissait lointaine… Était-ce parce qu’elle se trouvait sous terre?
 Timothée revint en courant, les yeux ronds comme des soucoupes. Il avait l’air tout ébaubi. « Faut que tu voies ça. 
— Quoi? » Sans répondre, il lui prit la main et la tira plus loin dans la grotte venteuse.
Au-delà du coude, les ténèbres étaient éclairées d’un ovale indigo. En s’approchant davantage, elle réalisa que c’était un bout de ciel. Comme elle l’avait pressenti, la grotte débouchait à l’extérieur. L’insistance de Timothée ne diminua pas jusqu’à ce qu’ils soient tous les deux sortis. Aizalyasni sentit une pluie légère sur son visage.
Ils se retrouvèrent dans un boisé, chose étrange compte tenu qu’aucun parc de ce genre n’existait dans les environs du Terminus. La véritable étrangeté, toutefois, était l’absence de toute trace d’hiver. Les arbres étaient feuillus, les fougères toutes vertes… 
 « Regarde! », dit-il en pointant le ciel. Quelques plaques de ciel étoilé demeuraient visibles à travers de gros nuages noirs.
Aizalyasni eut besoin d’un moment pour comprendre ce qu’il voulait qu’elle remarque, pendant lequel la pluie s’accentua.
« Mais où sommes-nous? », s’exclama-t-elle en comprenant que le ciel n’était plus illuminé que par la pénombre du crépuscule – ils s’étaient aventurés dans le souterrain quelques minutes auparavant, en début d’après-midi.
Aizalyasni fut prise d’un vertige; Timothée, pour sa part, semblait à mi-chemin entre le rire et les larmes.
« Janvier d’abord », s'exclama-t-il. « La pluie ensuite! »

dimanche 16 mars 2014

Le Noeud Gordien, épisode 311 : Dans le trou, 3e partie

Timothée trouva un Djo excédé, entouré de gens déterminés à entrer au Terminus, qui voyaient peut-être l’annulation des oraisons et la fermeture des portes comme un test de leur foi. Ils s’étaient regroupés en cercles à quelques mètres de la porte, autour de feux de détritus. Lorsqu’ils virent Timothée sortir du Terminus, ils se dressèrent comme des chiens de prairie à l’affût.
« Je descend dans le trou avec Aizalyasni », murmura-t-il à l’oreille de Djo. Son absence de réaction laissait penser qu’il aurait pu aller se pendre, Djo n’en avait cure.
« Quand est-ce que Mike pis Rem vont revenir? », demanda-t-il.
« Tu le sais mieux que moi », répondit Timothée.
« Je suis ici depuis quatre heure ce matin pis j’ai envie de chier!
— Je peux t’amener un seau. Après, les gens vont te laisser tranquille, c’est garanti.
— Ha ha ha. T’as-tu pensé donner des shows d’humour?
— Vas-y, je tiens le camp. Cinq minutes. »
Son visage s’illumina. Il détala à toute vitesse vers les toilettes.
Beaucoup de gens sur la grande place scrutèrent Timothée, avides de comprendre pourquoi le Terminus était fermé aujourd’hui encore, de savoir si les bruits qui couraient étaient vrais... Chaque fois que Timothée croisa un regard insistant, il répondit à la question muette par un non de la tête. Non, vous ne pouvez pas entrer. Non, il n’y a pas d’oraison aujourd’hui. Non, nous n’avons rien pour vous nourrir. Non, nous ne pouvons pas répondre à vos questions.
C’est un Djo transformé qui revint une dizaine de minutes plus tard, soulagé et empestant la fumée de cannabis. Il reprit son poste. Tim le regarda dans le blanc des yeux – ou plutôt, le rouge. « Tu vas le dire à Mike ou à Martin que nous sommes dans le trou?
— Ouais, ouais. »
Il retourna à l’intérieur. Il trouva Aizalyasni les bras croisés, tapant du pied. « C’était long…
— J’ai dû gérer une affaire de merde », dit Timothée. « Bon, comment on descend?
— J’ai trouvé une bonne longueur de chaîne », répondit-elle. « On pourrait l’attacher là-dessus... » Elle pointa une sorte de piton fiché dans le plancher. À quel usage avait-il été placé là? C’était impossible de le dire. Il y en avait d’autres ici et là dans les pièces condamnées du Terminus, mais celui-ci était le plus proche du trou.
« J’ai un mousqueton sur mon sac à dos », dit Timothée. Il alla le chercher; il fallut jouer de minutie pour faire entrer à la fois la chaîne et l’œillet, mais il réussit à tout emboîter.
« C’est supposé tenir? 
— C’est fait pour ça », répondit-il. Il ne l’avait jamais testé, sinon pour accrocher une gourde à son sac. Il tira sur la chaîne de toutes ses forces. Elle tint bon; le piton semblait solidement ancré dans le béton. Satisfait, il descendit la chaîne dans le trou. Son extrémité balançait à un mètre du sol en-dessous.
Aizalyasni et Timothée échangèrent un regard. « Je vais y aller en premier », dit-il.
Il se rassit au bord du trou et lentement, prudemment, s’avança, jusqu’à ce que son centre de gravité balance dans le vide. « Attention! », s’exclama Aizalyasni, trop tard.
Il se retint autant qu’il le put sur la chaîne, mais son poids gagna sur sa poigne. Il tomba plus qu’il ne glissa jusqu’en bas. Un éclair de douleur foudroya sa cheville droite. Il conserva son équilibre de justesse en sautillant sur le dallage irrégulier. « Ça va, ça va », dit-il.
« Je devrais peut-être me laisser glisser par la chaîne? », demanda Aizalyasni.
« Non! Les maillons vont te blesser. Ce n’est pas une corde… Accroche-toi avec les pieds, puis descends une main à la fois… » Fais ce que je dis, pas ce que j’ai fait, bref.
Hésitante, l’expression perplexe, elle se mit à plat ventre sur le rebord où la chaine plongeait dans le trou. Elle se laissa glisser, les semelles de ses bottes pressées contre la chaîne.
Comme Timothée, elle fut emportée par son poids lorsque ses genoux quittèrent le rez-de chaussée. Elle poussa un cri en étreignant la chaîne de toutes ses forces. Elle se retrouva à osciller comme un pendule dans le vide, paniquée.
« Je suis là! Je suis là! », dit Tim en attrapant le bas de la chaîne. Il agrippa Aizalyasni par les hanches à bout de bras, ce qui finit de la stabiliser. « Laisse-toi tomber, lentem… ouff! »
Elle dégringola sur Timothée, et les deux basculèrent sur la voie dallée.
Ils se redressèrent, blessés seulement dans leur orgueil. Ils levèrent les yeux vers l’étage supérieur en s’époussetant. Aizalyasni dit ce que Timothée pensait, au moment même où la réalisation s’imposa. « Je ne serai pas capable de remonter toute seule. Même avec la chaîne. 
— Moi non plus. On a bien fait de prévenir Djo… Hey! Qu’est-ce que c’est, ça? »
Le regard de Tim s’était posé là où Aizalyasni était atterrie. Des traces de main étaient clairement imprimées dans le dallage, chacune creusée de quelques centimètres. Tout aussi intriguée que lui, Aizalyasni aligna ses mains avec les empreintes. Elles étaient identiques.
Elle toucha la dalle du doigt; celle-ci s’enfonça à son contact sans résister, comme si elle eut été faite de beurre mou. Quand Tim appuya sur le plancher, il le trouva pour sa part aussi solide que n’importe quel autre. « Étrange. Très étrange. Essaie sur le mur, pour voir. »
Le résultat fut pareil : le doigt d’Aizalyasni laissa son empreinte sur le mur tandis que celui de Tim n’eut aucun effet. « Oui, très étrange », dit-elle à son tour. « Autant garder mes bottes et mes bas », ajouta-t-elle. « Qu’est-ce qu’on fait, maintenant?
— On va par là », dit Tim en choisissant un côté au hasard.
Aizalyasni acquiesça. Elle traça une flèche sur le mur qui pointait dans la direction qu’ils avaient choisi. Elle est brillante, reconnut Timothée. Les émotions complexes qu’il ressentait envers elle poignirent à nouveau. Il l’admirait pour toutes ses qualités, certes – son sex-appeal n’était pas la moindre, il fallait l’admettre – mais il la jalousait aussi. Il aurait voulu avoir son talent… Il aurait voulu être celui que Madame avait reconnu comme naturel. Dans son esprit, il n’y avait aucun doute : c’était la raison pour laquelle les murs et le plancher étaient malléables pour elle et immuables pour lui.
Il ravala ses susceptibilités et ils se mirent en marche, côte à côte, dans la direction qu’il avait choisie.

dimanche 9 mars 2014

Le Noeud Gordien, épisode 310 : Dans le trou, 2e partie

« Heu, Aizalyasni? Est-ce que ça va? »
Elle sursauta. Elle était tant tournée vers ses pensées qu’elle n’avait pas entendu Timothée revenir du côté du trou. « Ça va », répondit-elle avec un sourire forcé. Elle avait mal à la tête.
« Ça te va bien, ton nouveau look », dit-il en allant s’asseoir à côté d’elle, les pieds dans le vide. Elle lui jeta un regard perplexe. Elle avait mal à la tête et nulle envie de jouer aux devinettes.
Il pointa la longue mèche blanche qui était apparue au milieu de ses cheveux noirs. « Heureusement que ça n’est pas apparu au milieu de ta tête. Tu aurais eu l’air d’une mouffette. »
Le commentaire n’avait rien de drôle, mais elle tenta de lui sourire. « Blague à part », continua Timothée, « mes cheveux à moi ont blanchi un à un depuis que j’ai fait apparaître l’étincelle entre mes mains.… Qu’est-ce que tu as fait, pour que toute une mèche change d’un coup?
— Je ne veux pas en parler », trancha-t-elle. L’évocation des événements de la veille suffit à la faire frissonner de dégoût. Elle était habituée d’offrir les contacts physiques les plus intimes à ses clients, mais son coup d’œil dans le jardin secret des trois hommes l’avait exposée à une promiscuité qui la troublait beaucoup plus.
« Est-ce que c’était les mêmes que l’autre soir, sur la grande place? »
Elle resta un moment sans rien dire. Voyant que Timothée attendait toujours une réponse, elle acquiesça d’un mouvement.
« Est-ce qu’on devrait s’inquiéter qu’ils rappliquent?
— Je ne pense pas », dit Aizalyasni. Timothée l’interrogea du regard, mais elle n’ajouta rien.
Elle n’était pas certaine de ce qu’elle leur avait fait, ou comment elle s’y était prise, mais elle les avait… éteints. Étaient-ils encore en train de végéter dans la voiture, du côté du port? Étaient-ils morts de froid? Elle espérait que non. Elle l’avait vu : leur mort pouvait éclabousser maintes vies innocentes…
Elle avait agi sous l’impulsion d’une parfaite clarté, une compréhension profonde d’elle-même et de sa place dans le monde… Alors qu’elle était habitée par la magie du Centre-Sud, ses pensées se bousculaient dans sa tête… Ni vert, ni orange. Le blanc est la voie. En lumière ou en gouache? Madame me le dira. L’idée lui avait paru fameuse, d’une pertinence parfaite… Mais lorsqu’elle était arrivée au Terminus, haletante, elle n’avait pas réussi à la communiquer à personne, pas plus que les autres pensées qui déferlaient dans sa tête.
Lorsque Martin lui avait fait boire la même infusion qui l’avait guérie auparavant, ses pensées s’étaient non seulement tues : elles avaient perdu leur sens. Les mots demeuraient les mêmes, mais ils étaient devenus banals, absurdes… Comment comprendre ce brusque changement?
Il ne lui restait qu’une certitude : Madame avait les réponses. Et Madame avait besoin d’aide.
« Je descends dans le trou. » Sa déclaration soudaine fit sursauter Timothée à son tour – leur dernier échange remontait à plusieurs minutes déjà.
« Mike a dit d’attendre qu’il revienne…
— Mike ne comprends pas ce qui se passe.
— Ah oui? Tu comprends, toi? Explique-moi… »
Il n’avait pas tort. Était-ce pour autant une raison de rester assis toute la journée sans rien faire? « Tu vas m’aider, oui ou non?
— Demande à Martin, alors…»
« Martin anime une réunion de Dépendants Anonymes… Il ne reviendra pas avant la fin de l’après-midi. »
Timothée eut l’air de se débattre contre lui-même. « Je vais aller avertir Djo, au moins. » Il se leva.
« L’avertir de quoi?
— Que nous descendons tous les deux. »
Aizalyasni n’en avait pas tant espéré.

dimanche 2 mars 2014

Le Noeud Gordien, épisode 309 : Dans le trou, 1re partie

Mike Tobin se réveilla dans le Terminus, le dos meurtri d’avoir dormi sur une surface si raide. Il frotta ses yeux, son visage, ses cheveux, et alla rejoindre ceux qui montaient la garde autour du trou où Tricane avait disparu. Aizalyasni était assise au bord de l’ouverture, les pieds dans le vide, son pistolet déposé à sa droite. À sa gauche, une tasse à moitié vide refroidissait.
« Hey », dit Tobin.
« Salut, Mike. As-tu bien dormi? 
— Comme un bébé », dit-il en allant s’asseoir à sa gauche. Aizalyasni déplaça sa tasse. Lorsqu’elle était revenue au Terminus, peu après l’attaque de la veille, elle était paniquée, incohérente… Elle avait marmonné des insanités jusqu’à ce que Martin lui en serve une rasade. Sa première gorgée l’avait calmée. Elle avait ensuite expliqué qu’on avait tenté de l’enlever. Elle avait toutefois refusé d’en dire davantage, préoccupée seulement par Madame et par les couleurs qu’elle avait vues de l’autre côté de la rivière Nikos.
« Je suis ici depuis que Martin est allé se coucher », dit-elle. « Rien n’a bougé.
— Je me demande si c’était une bonne idée de juste… attendre.
— Tu as pris la bonne décision », dit Aizalyasni. « Ce n’est pas normal, ce trou. Mieux vaut être prudents. »
Tobin regarda le chemin pavé et les murs blancs en contrebas. « Ouais. C’est certain que ce n’est pas le sous-sol. »
Aizalyasni grimaça. « Je ne suis même pas certain que ça mène quelque part.
— Hein?
— Je ne sais pas comment l’expliquer… Je perçois des choses… Des choses que je ne comprends pas. » Après une pause, elle ajouta : « Si Madame était là, elle pourrait m’expliquer…
— Ça va pas ben », répondit Tobin. Il creusa ses souvenirs à la recherche de quelqu’un d’autre vers qui se tourner… Quelqu’un qui serait capable de les conseiller pour élucider cette situation incompréhensible. Si seulement Karl avait été plus ouvert quant à ses fréquentations secrètes… Mike était absolument certain que ses rencontres n’impliquaient pas que Tricane… Il aurait suffi qu’il en connaisse une autre personne dans le secret, et…
« J’ai trouvé! », dit Mike en bondissant sur ses pieds. Aizalyasni sursauta.
« Trouvé quoi?
— Quelqu’un qui pourrait nous aider… Je dois passer par chez moi, ne faites rien avant que je sois revenu! »
Il retourna au Centre, là où sa voiture était garée, et mit le cap sur son duplex de la banlieue nord.
Il passait peu de temps chez lui, surtout depuis qu’il veillait sur Tricane et le Terminus. Son duplex n’était pour lui qu’une station de passage. Il n’y allait que pour se laver, pour dormir ou pour baiser. Ses stores demeuraient fermés en permanence, et son réfrigérateur n’avait à peu près jamais contenu que des canettes de bière et une bouteille de ketchup.
C’est néanmoins là qu’il gardait ses affaires… et, il espérait, l’objet qu’il était venu chercher. Il ne restait qu’à le trouver…
Il ne le trouva pas là où il empilait sa paperasse, à côté de son vieil ordinateur, ni dans la boîte où il jetait les documents qui lui apparaissaient inutiles, mais dont il ne voulait pas se débarrasser. Il crut un instant qu’il avait dû le perdre, ou le balancer aux poubelles… Mais il demeurait convaincu qu’il ne l’avait pas jeté. Il balaya son logis du regard, les mains sur les hanches… Son regard se posa sur l’étagère où les rares livres qu’il possédait étaient empilés. Le souvenir revint comme un déclic : là!
Il ouvrit le Guide de l’auto de l’année précédente. Sous la page de garde se trouvait le signet plastifié que l’ex-femme de Karl avait fait produire pour ses funérailles. L’image présentait un oncle beaucoup plus jeune, à peine plus vieux que Mitch aujourd’hui; il souriait à la caméra en portant son garçon à bout de bras. C’est sous le signet qu’il trouva ce qu’il était venu chercher. Une carte d’affaire toute sobre, qui n’affichait qu’un numéro de téléphone et un nom. Ce n’était pas grand-chose… Mais c’était mieux que rien.
Il composa le numéro. Il tomba sur un message enregistré. « Bonjour! C’est Félicia. Laissez-moi un message, je vous rappelle dès que possible. »
Comment résumer ce qu’il avait à dire? Bonjour, nous nous sommes rencontrés une fois, tu cherchais Tricane. Là, c’est moi qui l’ai perdue. Peux-tu m’aider? Il jugea préférable d’attendre de pouvoir parler en personne à miss Lytvyn. Il raccrocha avant le bip.
Faute de mieux, il décida de passer quelques heures en ville, pendant lesquelles il espérait réussir à la contacter. Pendant ce temps, il pouvait profiter des bienfaits de la civilisation : une douche chaude, des vêtements propres… Puis, un bon burger et une pinte de bière. Il espérait seulement qu’aucune nouvelle catastrophe n’allait frapper le Terminus en son absence.