dimanche 28 juillet 2013

Le Noeud Gordien, épisode 280 : FAQ, 2e partie

Pendant que Gordon réfléchissait, Édouard, lui, pensait au pire. L’idée de se retrouver avec Avramopoulos dans un pays étranger était des plus déplaisantes. Il avait réussi son infiltration mieux qu’il l’aurait espéré – il était l’un d’eux, rien de moins –, mais sans ses proches, il ne pourrait simplement pas continuer. Ses filles le reconnectaient avec une sorte de vraie vie en marge de cet autre monde d’intrigues et de mystères dans lequel il baignait désormais… Un monde de magiciens centenaires et de compulsions surnaturelles où on pouvait se retrouver dans le coma en méditant au mauvais endroit… Alexandre et Claude, inversement, lui permettaient d’encaisser toutes ces nouveautés sans perdre la tête, le premier en le suivant dans ses explorations, le second grâce à son regard critique de tous les instants. Même Gordon, à sa manière, lui apportait un certain sentiment de sécurité. Partir à Tanger, ce serait la solitude, la vraie.
« Est-ce qu’Avramopoulos t’enseigne personnellement? »
Édouard sursauta lorsque la voix de Gordon le tira de ses pensées. « C’est arrivé, quelques fois. Surtout au début. En général, j’étais supervisé par Hoshmand. C’est lui qui me disait quoi faire, pendant combien de temps, et ainsi de suite.
— C’est un indice qu’il ne tient pas absolument à t’avoir avec lui. J’aurais été surpris qu’il veuille enseigner le B. A.-BA à quelqu’un en tout début de parcours. »
Le cœur d’Édouard bondit. « Est-ce que ça veut dire qu’il pourrait partir sans moi?
— Avramopoulos est souvent capricieux. Le connaissant, plus tu revendiques ta liberté, plus il voudra resserrer son contrôle.
— Autrement dit, je n’ai pas intérêt à essayer de le convaincre. Mais si je ne fais rien…
— Tu ne seras pas plus avancé.
— Félicia a carrément claqué la porte. J’imagine que je n’ai pas le luxe de faire pareil?
— C’est une adepte confirmée : elle peut choisir avec qui elle travaille », dit Gordon avec un petit sourire. « Toi, tu n’es encore qu’un initié à la toge blanche. Ta vie est entre ses mains. »
Édouard frissonna. « Il me tuerait si je le quittais?
— Je ne crois pas. Mais le processus qui t’empêche de parler aux non-initiés ne suffirait plus : il faudrait altérer tes souvenirs. Il y en aurait beaucoup à effacer. » Édouard avala difficilement. Gordon continua. « Il vous a menti en affirmant que j’acceptais son retrait de la Joute. C’est peut-être là que se trouve notre marge de manœuvre.
— C’est-à-dire?
— Tôt ou tard, il devra réellement en discuter avec moi. Il s’attend à ce que j’accepte d’annuler le tour. Je pourrai sans doute négocier quelque chose à notre avantage. »
La marge de manœuvre parut un peu étroite aux yeux d’Édouard. « Je ne comprends pas grand-chose à ces histoires de Joute… C’est une sorte de jeu entre maîtres, c’est ça?
— Précisément. »
Une image d’Avramopoulos et Gordon en shorts sur un terrain de pétanque traversa l’esprit d’Édouard. « Hum. Quel genre de jeu? 
— Il se joue en deux temps. La première partie tire profit d’un cercle préparé avec un procédé complexe. Les adversaires sont happés dans un univers fictif, mais qui leur apparaît réel à tout point de vue. C’est difficile à décrire, lorsqu’on ne l’a jamais vécu. Tu sais, lorsque tu rêves, il t’arrive peut-être de te trouver au milieu d’événements compliqués que tu comprends instinctivement, même si tu n’as pas vu le début…
— Je sais très bien ce que tu veux dire. » Depuis toujours, les rêves d’Édouard avaient une composante anxieuse : des échéances passées (dont il venait d’apprendre l’existence)… des endroits où il doit être (mais qu’il ne parvenait pas à trouver)... des gens à convaincre (mais qui ne parlaient pas la même langue que lui)... Ces tendances étaient encore pires lorsqu’il dormait en proie à l’effet de compulsion.
« Durant la Joute, les joueurs perdent le contact avec leur moi réel pour se retrouver entièrement pris par une situation où ils sont opposés l’un à l’autre. On peut dire qu’ils échangent la réalité usuelle pour une autre réalité qui, de leur point de vue, devient vraie le temps du jeu. Tu comprends?
— Une sorte de jeu de rôle, bref.
— Oui, mais je ne saurais trop souligner que le joueur devient le personnage. Il y a toujours un gagnant et un perdant dans ces confrontations. C’est ce qui nous amène au deuxième volet... Le gagnant peut imposer un défi aux lieutenants du camp perdant. Il s’agit presque toujours de démontrer sa capacité à changer le monde de quelque façon. Par exemple, lors de ma dernière victoire, j’ai demandé à Avramopoulos de repeupler le Centre-Sud. 
— Tu veux dire que tout ce mouvement de revitalisation…
— …est la conséquence directe de la Joute. S’ils réussissent leur défi, les lieutenants peuvent en quelque sorte annuler le point marqué par le jouteur. Le gagnant est donc celui qui démontre la plus grande volonté dans le cercle tout en ayant les meilleurs lieutenants. Il y a quelques autres éléments dont je te dispense, mais en gros, voilà!
— Ça me semble compliqué…
— Pas plus que le football, le criquet ou le bridge, à tout prendre. Tout devient clair lorsqu’on joue soi-même. Les règles ont un peu été élaborées dans le feu de l’action, après la découverte du procédé nécessaire. C’est beaucoup pour celui qui les découvre tout d’un coup.
— J’imagine qu’un jeu qui a le monde entier comme terrain ne peut pas être si simple… Je pourrais essayer?
— Ah non! Il faut des décennies de discipline mentale pour survivre au cercle. Les lieutenants peuvent en expérimenter une version mineure, mais tu es loin d’être prêt à jouer ce rôle. Par exemple, aurais-tu été capable de revitaliser le Centre-Sud?
— Non », reconnut Édouard. « Je ne crois pas.
— Hoshmand, lui, aurait sans doute réussi. Sa rencontre avec Tricane a compliqué les choses…
— À propos, qui est cette Tricane dont tout le monde parle?
— Dont tout le monde parle, c’est peu dire », répondit Gordon d’un air las.

dimanche 21 juillet 2013

Le Noeud Gordien, épisode 279 : FAQ, 1re partie

Lorsqu’Édouard arriva devant le terrain sous lequel Gordon avait caché son laboratoire, il trouva l’accès cadenassé. Il s’y était à moitié attendu, mais cette fois, il était prêt : il portait des espadrilles et des vêtements souples. Il s’attaqua au grillage sans hésiter. La noirceur ne facilitait pas la tâche, mais au prix de quelques efforts, il se trouva l’autre côté. Une corneille passa au-dessus de sa tête – Ozzy n’était pas loin, mais ça n’était pas lui.
Comme il l’avait craint, la trappe marquée d’un G estompé était verrouillée elle aussi. Il frappa à quelques reprises, mais personne ne vint. Il soupira. Gordon n’avait pas donné suite à ses appels, mais Édouard avait besoin de lui parler. Ne sachant trop que faire, il tourna en rond comme un animal en cage... À vrai dire, il n’était pas trop pressé de reprendre ses acrobaties.
Il décida de risquer sa chance et d’attendre Gordon, au cas où. Il en profita pour réécouter la réunion de l’avant-veille, là où il avait appris qu’Avramopoulos s’apprêtait à quitter La Cité en emportant sa troupe avec lui. L’enregistrement ne fit rien pour le rasséréner. Si seulement Gordon était là, il pourrait l’éclairer sur la suite…
La nuit fraîche était en voie de devenir carrément froide; à ce rythme, il n’allait pas pouvoir rester encore longtemps. Il fit quelques fois le tour du terrain en soufflant dans ses mains. Lorsqu’il entendit un bruit métallique, il plongea derrière un tas de débris.
« Édouard? Tu es là? » C’était la voix de Gordon.
Édouard sortit de sa cachette. « Comment as-tu su que c’était moi?
— Trois faveurs pour un secret », répondit-il en allant à sa rencontre.
C’est à ce moment précis qu’Ozzy vint se poser sur l’épaule d’Édouard. « Te voilà, toi! »
Gordon figea.
« C’est Ozzy! Dis bonjour à Gordon! » L’oiseau répondit par son manège habituel : il se trémoussa en poussant une série de An! An! An!
« On dirait qu’il te comprend.
— C’est plus que ça. Une sorte de… Je ne sais pas, un lien.
— Entrons », dit Gordon, perplexe. « Nous serons plus à l’aise en bas. »
Édouard descendit; Ozzy s’envola. « Il est un peu claustrophobe », précisa-t-il. « Il va nous attendre dehors. »
Ils s’installèrent dans le laboratoire. « Dans quelles circonstances as-tu… rencontré ton oiseau? »
Édouard lui raconta son temps au chalet des Sutton et l’intuition qui l’avait conduit dans les bois, directement vers l’oisillon. Gordon laissa paraître son étonnement face à son histoire, particulièrement lorsqu’Édouard lui révéla qu’il pouvait, avec un effort minime, deviner dans quelle direction Ozzy se trouvait.
« Je t’ai expliqué l’origine de nos traditions lors de notre dernière rencontre », dit Gordon. « Tu sais que nous sommes les héritiers d’une sagesse millénaire…
— Même si vos formules ne fonctionnent facilement que depuis le début du vingtième siècle.
— Précisément. Nos traditions s’ancrent dans la nuit des temps, mais nous ne disposons pas de chronique de nos prédécesseurs, tout au plus des contes et des légendes à propos des prouesses des anciens. Il nous est difficile de discerner les faits des fables, mais il existe bon nombre d’histoires à propos d’initiés qui, très tôt dans leur formation, se liaient avec un animal…
— Un peu comme les familiers des sorcières traditionnelles?
— Oui. Quelque chose comme cela.
— J’avais deviné qu’il s’agissait de quelque chose comme ça. Je tiens beaucoup à Ozzy, alors j’ai dissimulé son existence à Avramopoulos… Il serait capable de s’en servir contre moi.
— Tu n’as pas tort. Mais pourquoi me le révéler à moi?
— Parce que je te fais confiance. » Après un instant, il demanda : « Est-ce que je me trompe, ou Ozzy t’a surpris?
— Oh, je suis surpris. À ma connaissance, aucun praticien contemporain n’a développé spontanément un tel lien.
— Pourquoi moi?
— Je ne saurais dire. Je crois que l’explication se trouve dans la vitesse de ta progression. C’est du jamais-vu de mémoire de Maître. » Le visage de Gordon s’illumina. « Bon sang! Tu dis que tu peux savoir où se trouve ton oiseau?
— Oui.
— Cela nous permettra d’avancer de beaucoup la réalisation de notre projet… »
Édouard avait eu la même réflexion : son lien avec Ozzy représentait une manière de démontrer hors de tout doute l’existence de perceptions extrasensorielles. « À propos… C’est la raison pourquoi il fallait que je te parle. Il y a un problème pour la suite des choses.
— Que se passe-t-il?
— Avramopoulos veut m’avoir avec lui lorsqu’il s’en ira.
— Il s’en va? Où?
— Tu ne le savais pas?
— Non!
— Pourtant, il a affirmé en avoir discuté avec toi… Il a décrété que tout notre petit groupe déménageait à Tanger.
— Il vous a menti. Il ne m’a rien mentionné de tel.
— Peu importe… S’il part au Maroc, est-ce qu’il y a un moyen que je reste derrière? Ma famille a besoin de moi… Je ne peux pas quitter La Cité!
— Laisse-moi réfléchir un instant… »

dimanche 14 juillet 2013

Le Noeud Gordien, épisode 278 : Une étincelle

Timothée jeta un coup d’œil dans la salle principale du Terminus. Une cinquantaine de fidèles effectuaient l’exercice; Martin les dirigeait avec précision. Il laissa retomber le rideau pour se retourner vers Madame. Elle était assise sur son siège, immobile, les yeux fermés. Elle était probablement en train d’explorer son univers intérieur. Probablement. Il ne fallait pas trop présumer : elle avait montré qu’elle demeurait alerte à son entourage… Mais aussi qu’elle pouvait dormir dans cette position. Dans tous les cas, elle ne voulait pas qu’on la dérange. Si elle avait quelque chose à dire, si elle avait besoin de quoi que ce soit, elle le ferait savoir.
Timothée prenait soin de Madame, et Madame prenait soin de lui en retour. Et de tous les autres.
Le rideau s’écarta pour faire entrer Mike Tobin. « Tim.
— Mike », fit Timothée. Les deux hommes se saluèrent en butant leurs poings. « T’es en retard.
— Je sais. Les gars sont en place en avant. Pas d’intrus?
— Madame n’a rien dit. » Tobin paraissait inconfortable. Timothée savait qu’il avait été humilié que lui et ses hommes aient été battus par une femme et une bombonne de poivre. « Arrête de te casser la tête avec ça. Qu’est-ce que ça aurait changé qu’il ne se sauve pas?
— Je lui aurais enlevé le goût de se mêler de nos affaires.
— Je suis certain que c’est déjà fait. Il est reparti sans sa caméra, c’est ce qui compte. Allez, au travail! »
Les deux hommes se positionnèrent face à face pour entamer leur propre routine. Pour l’instant, elle était la même que les autres à l’extérieur; alors que ceux-ci allaient répéter cinquante fois les mêmes mouvements et les même sons, Tobin et Timothée devaient s’arrêter après vingt-cinq pour passer à la suite.
Après cinq répétitions, Timothée ressentait un calme et une paix d’esprit qu’il n’avait jamais ressentis autrement. Qu’est-ce qui se passait dans la tête de Tobin? Probablement autre chose : il grimaçait comme un élève moyen devant une équation complexe.
À partir de la quinzième répétition, Timothée ressentit la connexion avec ceux qui faisaient les mêmes gestes dans la pièce adjacente, plus clairement encore que la dernière fois. Son père aurait décrété la sensation illusoire, causée par l’effet placebo ou une forme d’autohypnose, bref qu’il se bernait lui-même pour se convaincre qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Il aurait souligné que ce genre d’écran de fumée intellectuel était la racine de toutes les superstitions. 
Bien entendu, son père n’aurait jamais essayé de méditer. Il était convaincu que la conversation était la clé capable d’ouvrir toutes les portes de la psyché humaine. Et c’est ainsi que tu passes à côté de la vérité la plus fondamentale qui soit, pensa Timothée. Herméneutique de la santé mentale, mon cul
La pensée disparut aussi vite qu’elle s’était imposée. Il continua à répéter les gestes en laissant toute la place à la sensation grandissante qui l’habitait.
Après les vingt-cinq répétitions, ils s’immobilisèrent, mais Timothée eut la sensation distincte qu’une énergie à l’intérieur de lui continuait à remuer. Il tenta de la canaliser jusqu’à ses paumes, en imaginant qu’il la façonnait un boule devant son plexus. Ses mains étaient rouges et chaudes : même son père aurait dû admettre qu’il ne l’imaginait pas… Est-ce Mike ressentait la même chose de son côté?
« Tirez l’énergie du groupe », dit Madame soudainement. « Ajoutez-la à la vôtre. Nourrissez-vous chacun de votre vis-à-vis. Ici, rien ne se perd. Mais tout peut se créer… Les Seize sont stupides d’avoir peur du Cercle. Ils voient la source, mais refusent de s’y abreuver par peur de s’y noyer. Allez-y petit à petit, avalez tout ce que vous mettez dans votre bouche. Je vais vous apprendre à nager. »
Tobin laissait paraître que les remarques de Madame le déconcentraient. Elles avaient plutôt l’effet contraire sur Timothée. Il ne comprenait pas tout ce qu’elle disait; tout ce qu’il savait à propos des Seize ou du Cercle, il l’avait déduit à partir de ses divagations. La pensée de Madame était simplement intuitive, non-linéaire, non-rationnelle. Il ne pouvait donc pas l’aborder en termes cartésiens. Elle aurait indigné et exaspéré son père en quelques secondes, mais Timothée avait absolument confiance en elle. Elle lui avait sauvé la vie : il était à elle.
Il continua à agglomérer cette énergie qu’il ressentait sans voir, qui se dégageait des dizaines de fidèles, de Tobin, de Madame, du monde entier. Il imagina son souffle s’ajouter à cette boule qu’il agrégeait entre ses paumes, qu’il façonnait…
« Ça marche », dit Tobin, les yeux écarquillés. « Ça marche! » Il semblait surpris – Timothée, lui, n’en avait jamais douté.
À force de pétrir la substance invisible, elle avait fini par se manifester.
Une étincelle flottait dans le vide entre ses mains, grosse comme un grain de poivre. Elle brillait d’une lumière blanche légèrement violacée, encore plus intense qu’un éclair de magnésium. En quelques secondes, une série d’images résiduelles clignotaient dans son champ de vision, mais Timothée était trop fasciné pour détourner le regard.
Il la maintint aussi longtemps qu’il le put, mais lorsque la litanie se tut dans la pièce principale, l’étincelle disparut.
« Bravo, Timothée », dit Madame. « Maintenant que tu as trouvé le chemin, il te sera facile de le retrouver. Elle lui fit signe de s’approcher. Elle caressa ses cheveux, puis amena une mèche devant ses yeux, de manière à ce qu’il puisse l’observer.
Cette mèche était pleine de cheveux blancs qui striaient maintenant sa chevelure de couleur autrement uniforme.
« J’en reviens pas », dit Tobin, extatique. « Ça marche! 
— Janvier d’abord, la pluie ensuite », dit Timothée. Pourquoi avait-il dit cela? Il l’ignorait. Mais il n’était pas moins absolument convaincu de la pertinence de son énoncé.

Madame, sur son dais, signifia son assentiment d’un hochement de tête. 

dimanche 7 juillet 2013

Le Noeud Gordien, épisode 277 : Déménagement

Le message qu’Avramopoulos avait laissé sur la boîte vocale d’Édouard était tout simple : « Hôtel Royal. Ce soir. Vingt-et-une heure ». La convocation, laissée sur un ton sec, venait ajouter un stress aigu à toutes les tensions avec lesquelles il composait déjà. Ses enregistrements secrets? Ses réunions avec Alexandre et Claude? Avec Gordon? Avait-il commis un impair sans même le savoir?
À tout le moins, la convocation était lancée pour le jour même. Si la rencontre avait eu lieu une semaine plus tard, Édouard aurait eu le temps de développer un problème cardiaque...
La poudre brune que Gordon lui avait fournie lui permettait dorénavant de préserver une mesure de santé mentale au quotidien. Lorsque la fatigue ou les obligations l’obligeait à faire autre chose que s’exercer, il en prisait une pincée avant de passer à autre chose. L’ennui, c’est qu’aujourd’hui, il allait devoir délaisser ses exercices… tout en ressentant la compulsion d’y retourner. Il ne voulait pas risquer qu’Avramopoulos le voie moins fébrile que d’ordinaire et que son attitude trahisse sa collaboration avec Gordon.
Afin de tromper sa nervosité, Édouard décida de s’activer et marcher jusqu’au rendez-vous. La soirée était plutôt fraîche; la nuit tombée à cette heure précoce rappelait que le froid et la neige seraient bientôt là.
Édouard pouvait sentir la présence d’Ozzy à quelques kilomètres plus au sud. Son ami à plumes semblait morose depuis quelques semaines. Il avait d’abord supposé que les changements saisonniers confondaient simplement ses repères; une recherche plus poussée lui avait appris un facteur qu’il avait jusque-là négligé. Les corneilles étaient des oiseaux migrateurs. Ozzy était-il tiraillé entre ses instincts et son attachement pour cet humain qui l’avait recueilli? Il avait également appris que certains individus choisissaient de ne pas migrer avec la masse – il se souvenait d’ailleurs d’avoir déjà observé des corneilles en plein hiver, quoique moins nombreuses que le reste de l’année. Il espérait de tout cœur qu’Ozzy décide de passer l’hiver dans La Cité.
Arrivé devant l’hôtel, il inspira quelques fois pour juguler le stress. C’était dans cet hôtel qu’il avait discuté face-à-face avec Avramopoulos pour la première fois. Il ne conservait aucun souvenir de leur rencontre, mais il avait écouté l’enregistrement assez souvent pour pouvoir le réciter mot-à-mot. Avramopoulos était retourné y vivre après avoir abandonné sa maison du Centre-Sud – Édouard plus que quiconque savait pourquoi : la zone était dangereuse, voire mortelle pour les initiés.
Il activa son micro avant d’entrer dans le lobby. Il n’était pas le seul à avoir été convoqué : Félicia Lytvyn discutait avec Loren Polkinghorne dans un coin reculé de la pièce. Celui-ci salua Édouard d’un mouvement lorsqu’il le remarqua. Pour sa part, Félicia alla à sa rencontre pour lui faire la bise. « Comment va ta fille? », demanda-t-elle.
« Bien, bien, vraiment!
— Elle n’a pas été trop perturbée par notre soirée?
— Elle ne m’en a pas reparlé. Je crois qu’elle est surtout contente d’aller mieux. Et d’enfin dormir la nuit… Comment te remercier?
— Oh, ne t’en fais pas, c’est rien du tout.
— Tu sais pourquoi nous sommes ici?
— Aucune idée. »
La porte de l’ascenseur s’ouvrit avec un ding à l’heure pile. Derek Virkkunen se trouvait à l’intérieur. « Tout le monde est là? Vous pouvez monter. » Il tourna la clé qui permettait d’accéder au penthouse. Lorsque les portes s’ouvrirent, Édouard espéra reconnaître quelque détail de la suite, à tout le moins une impression de déjà-vu… Mais ce fut le néant total.
Avramopoulos les attendait au bout de la table d’une salle à manger assez somptueuse pour accueillir un dîner d’état. Il leur fit signe de s’asseoir. « J’en ai assez de La Cité », dit-il du même ton sec que dans son message. « Nous partons pour Tanger mercredi prochain. »
À en juger par leurs expressions, seul Virkkunen était déjà au courant : Polkinghorne affichait une moue résignée, et Félicia… Un sourire?
« Et Hoshmand? », demanda Polkinghorne.
« On s’en fout, de Hoshmand. Il a fait son choix. Qu’il vive avec.
— Et pour la Joute?
— C’est compliqué, vu que Hoshmand était mon seul lieutenant pour ce tour. Comment continuer sans lui? J’ai fait valoir à Gordon que j’étais assez avancé dans mon défi avant qu’il ait son accident. Il a reconnu que nous pourrions annuler le tour. Latour est maintenant installé à Tanger et je suis certain qu’il veut sa revanche pour Kiev… » Édouard ne comprenait rien à cette affaire de Joute, sinon que les maîtres en étaient passionnés. « Je vous ai fait venir entre autres pour discuter de notre stratégie. Idéalement, je révélerai notre présence en mars, en avril au plus tard. Polkinghorne, est-ce que Lytvyn a recueilli des informations pertinentes durant son temps passé là-bas?
— Pas besoin de faire comme si je n’étais pas là. Je peux parler pour moi-même », dit Félicia d’un ton posé, encore souriante.
Avramopoulos la regarda enfin. « Qu’est-ce que tu as à sourire comme ça? 
— Peu importe. Une chose est sûre : je n’irai pas à Tanger.
— Tu iras où ton maître te dira d’aller! 
— Alors, je ne vois qu’une solution », dit-elle en se tournant vers Polkinghorne. « Je suis désolée que ça finisse ainsi, mais je préfère quitter ta tutelle et me trouver un nouveau maître. Merci pour tout. » Elle se leva, lui fit la bise et s’en alla sans laisser à quiconque le loisir de répliquer. En fait, Avramopoulos semblait trop estomaqué par son arrogance pour aligner deux mots. Polkinghorne, lui, avait l’air d’un marin qui s’accroche au bastingage avant d’encaisser une lame de fond.
« Je te l’avais dit! Je te l’avais dit que ça ne servait à rien d’initier des femmes! Elles sont toutes pareilles, arrogantes, manipulatrices, égoïstes… Et celle-là est encore plus insupportable depuis qu’elle a son bâton! » Il continua à enfiler ses reproches envers Lytvyn, les femmes et le monde en général à un Polkinghorne qui semblait vouloir être n’importe où sauf là.
C’est pendant ce temps qu’Édouard, distrait par cette compulsion qu’il ne pouvait ni ignorer, ni satisfaire, comprit enfin qu’Avramopoulos s’attendait à ce qu’il quitte La Cité lui aussi. « Un instant! », dit-il en interrompant la litanie accusatrice. « Je vais devoir aller au Maroc moi aussi? Mais ma famille est ici! Mes filles ont besoin de leur père! »

— J’en ai assez de toute cette insubordination. Grands dieux! Je vous offre les clés de l’univers, et vous osez exiger ceci et cela? Sortez! Tous! Tout de suite! Je vous ai assez vus! »