dimanche 24 février 2013

Le Noeud Gordien, épisode 258 : Enfants de choeur

Pour la dixième fois peut-être, Djo demanda : « Veux-tu bien me dire ce qu’on fout ici? »
Rem répondit : « On n’est pas ici pour se poser des questions. »
« Sans joke, je comprends pas.
— Tu comprends jamais rien.
— Pis toi? Tu sais ce qu’on est supposé faire?
— Tu le sais autant que moi. On doit aller au Terminus Centre-Sud et trouver un gars qui s’appelle Timothée.
— Je veux dire, qu’est-ce que le boss fait avec cette gang de losers?
— Ça, je ne le sais pas. Mais on a une job à faire, on va la faire. 
— J’aime pas ça, ici. 
— Inquiète-toi pas. On a nos guns. »  
Malgré son ton assuré, Rem non plus n’était pas à l’aise. Personne n’aimait le Centre-Sud.
En général, Rem se voyait comme un guerrier. Il était barré d’une demi-douzaine de clubs pour s’être retrouvé mêlé à une rixe, sans compter les fois où des mâles alpha ivres étaient venus lui chercher des noises dans la rue, après la fermeture. Ceux-là l’avaient presque tous regretté. Rem n’était jamais – enfin, presque jamais – l’instigateur de ces batailles, mais l’idée de se battre ne le faisait jamais reculer.
Dans le Centre-Sud, le guerrier se trouvait toutefois en territoire ennemi. Ici, le concept éculé de jungle urbaine dépassait la métaphore pour devenir une dure réalité. Partout, des types louches en grappes les lorgnaient, peut-être en cherchant à évaluer dans quelle mesure ils avaient affaire à des cibles faciles. En plus de ceux-là, Rem pressentait d’autres présences malveillantes, animales, qui le voyaient sans être vues; elles se manifestaient par des bruits indistincts, assez éloignés pour qu’on ne puisse les situer… mais trop proches pour qu’on puisse les ignorer.
Au détour d’un boulevard criblé de nids-de-poules, ils virent un essaim de charognards déguerpir en laissant derrière le corps d’un homme qu’ils avaient battu et détroussé; la seule protection du malheureux était qu’on ne pouvait plus lui enlever que la vie, et celle-ci ne valait pas un sou. Il râlait et se tordait, le visage couvert de sang, aussi impuissant qu’un nouveau-né. Rem et Djo passèrent leur chemin sans même considérer l’approcher.
Ils aboutirent enfin au vieux Terminus, autour duquel s’ébrouait une sorte de bazar où on ne troquait rien d’autre que de la ferraille et des cochonneries qui, dans un autre quartier, auraient été considérées comme autant de déchets. Les gens du coin étaient d’une autre trempe que les prédateurs qu’ils avaient croisés durant leur marche jusqu’ici… Du bétail, par comparaison.
Un jeune homme vint à leur rencontre. « Je suis Timothée », dit-il simplement. « Merci d’être là. » Il leur donna des instructions, comme prévu : Rem et Djo devaient monter la garder en empêchant quiconque d’entrer au Terminus avant qu’ils aient fini.
« Fini quoi? », demanda Djo.
« Je viendrai vous le dire. N’hésitez pas à tirer si quelqu’un essaie d’entrer, surtout s’il n’est pas du quartier. » Rem acquiesça en se disant que ce Timothée lui-même se distinguait de la racaille qui l’entourait.
Timothée s’aida de la statue renversée devant l’entrée pour monter sur son piédestal. « C’est l’heure », cria-t-il à pleins poumons. Tous ceux qui traînaient autour du Terminus y entrèrent tranquillement. Timothée ferma les portes derrière lui; un raclement métallique se fit entendre, puis les gars se retrouvèrent seuls sur la grande place silencieuse, plus nerveux que jamais.
« Mike veut qu’on surveille une porte barrée? »
Rem n’avait pas plus de réponse à cette question qu’aux autres. « Ferme ta gueule. On va faire le tour de la bâtisse pour voir s’il n’y a pas d’autres sorties à surveiller. » Il y en avait effectivement d’autres, mais elles étaient toutes verrouillées ou bloquées de l’intérieur.
Après une dizaine de minutes à attendre dans un silence inquiétant, les gars entendirent des murmures s’élever de l’intérieur. « Qu’est-ce qu’ils font là-dedans? » Djo essaya de voir à l’intérieur, mais c’était peine perdue : on avait peint au rouleau tout le plexiglas de la moitié du Terminus où les gens s’étaient rassemblés.
« Je ne sais pas », répondit Rem. Même s’il ne pouvait rien voir, ce qu’il entendait avait quelque chose de familier… Rem n’avait pas mis les pieds à l’église depuis qu’il était petit garçon, lorsque sa grand-maman l’y traînait à l’occasion, mais il n’avait jamais entendu ailleurs le genre de litanie grommelée qu’il percevait maintenant… Ces textes récités machinalement, où à peu près tout le monde connaît à peu près tout les mots, où chacun participe en cherchant à ne pas se démarquer…
Il n’était pas seul à faire le rapprochement. « Veux-tu bien me dire pourquoi on surveille une messe? 
— J’aimerais bien le savoir », concéda Rem pour une fois.
« Paraît que Karl Tobin était un peu… fêlé », dit Djo en agitant une main au niveau de sa tête. « Peut-être que c’est dans la famille… 
— Arrête de dire des conneries. Mike sait ce qu’il fait.
— J’espère, parce que moi, j’en ai aucune idée… » 

dimanche 17 février 2013

Le Noeud Gordien, épisode 257 : L’essentiel

Le restaurant Chez Otis offrait l’une des meilleures tables de la région; on disait qu’il fallait réserver des semaines à l’avance pour pouvoir obtenir une place durant le week-end. Le couple en avant de la file venait de l’apprendre de la bouche du maître d’hôtel. L’homme, piteux, demandait si c’était final, s’il n’y avait pas quelque possibilité, peu importe s’ils se retrouvaient au bar ou le temps qu’il faudrait attendre. Tandis qu’on lui suggérait plutôt de revenir un autre soir, Gordon dépassa la file et entra sans que personne ne l’arrête. Même le maître d’hôtel dut croire, en voyant son pas assuré, qu’il rejoignait des clients déjà présents.
C’était presque vrai. Au fond, à droite, Eleftherios Avramopoulos et Derek Virkkunen finissaient leur entrée, une bouteille de rouge au milieu de la table. Gordon ne prévoyait pas se joindre à eux : il venait les déranger.
« Gordon? Qu’est-ce que tu fais ici?
— Derek, aurais-tu la gentillesse de nous donner un moment? »
L’artiste sourit et se leva avec sa bonne grâce habituelle. Voyant que toutes les places au bar étaient déjà prises, il se dirigea vers le vestibule. Gordon prit sa place pendant qu’Eleftherios le fusillait du regard. « C’est important », dit Gordon.
 « Tout est toujours important pour tout le monde », répondit Eleftherios. « Mais personne ne se soucie de ce qui est important pour moi.
— Tu as raison, je n’aurais pas dû te déranger… » Il en se releva. Avramopoulos fronça les sourcils, surpris que Gordon cède si facilement. « …nous discuterons de ta statuette une autre fois. 
— Attends… » Il toussota. « Maintenant que tu nous a dérangés… »
Gordon se rassit avec un sourire. « Je l’ai retrouvée.
— Ma statuette! Comment as-tu fait?
— C’est mon secret.
Donne-la-moi!
— Oh, je ne l’ai pas… Mais je sais où elle se trouve. »
Avramopoulos soupira. « Une faveur pour une faveur?
— Non. 
— Non? Comment, non? Tu n’es pas venu m’annoncer l’avoir trouvée pour la garder pour toi, quand même?
— Je sais quelque chose que tu ne sais pas : c’est un secret. Trois faveurs pour un secret.
— Va te faire foutre!
— Et trois autres si tu veux apprendre comment j’ai fait pour la retrouver. »
Avramopoulos devait se sentir comme un loup en cage agacé à travers les barreaux. « Alors, c’est non? », dit Gordon en tirant sa chaise.
« C’est… j’accepte.
— Pour la localisation de la statue, ou pour savoir comment j’ai fait?
— C’est pas fini, les insultes? Pour la statue. Évidemment.
— Comme tu veux. » Gordon lui tendit un papier. « Elle se trouve à cette adresse.
— Qu’est-ce que c’est?
— À toi de voir.
— Hrmph. » Il croisa les bras. « Tu sais quelles faveurs demander, n’est-ce pas?
— Définitivement.
— Allez. Crache.
— Je veux savoir comment tu t’es retrouvé dans un corps de jeune homme. Ça n’est pas ton corps d’origine, n’est-ce pas? Trois faveurs pour ce secret. »
Avramopoulos retrouva le sourire. Gordon venait-il de lui redonner l’ascendant? Avait-il mal choisi sa question? « Tu sais, je suis surpris : tu es le premier à vouloir savoir ce secret. Je pensais que tout le monde me le demanderait…  
— Les autres ne ressentent pas d’urgence parce qu’ils ne sont pas des vieilles croûtes, eux. »
Avramopoulos se rembrunit. « Je me demande à quel moment tu es devenu si vulgaire… »
Gordon haussa les épaules. « Alors, le secret? 
— Maintenant? Ici? Es-tu devenu sénile?
— Bien sûr que je ne m’attends pas à une explication complète. Mais je veux savoir… Comment as-tu fait? J’ai tout essayé… » S’il n’avait pas eu son jeune corps sous les yeux, s’il n’avait pas été absolument convaincu qu’Aleksi Korhonen était effectivement Avramopoulos, il aurait conclu que c’était impossible.
« Bien, bien. Je dois dire que c’est assez génial. C’est un très, très long processus, qui implique le rayonnement du Soleil. Je l’ai accéléré en passant la moitié de l’année en Finlande, l’autre en Patagonie… »
L’idée de profiter de la durée d’ensoleillement variable selon l’hémisphère était une bonne idée, mais pas géniale pour autant. Gordon y avait déjà pensé, mais la logistique n’en valait pas la chandelle. Toutefois, si le processus s’échelonnait sur un an ou plus, la manœuvre devenait plus rentable.
« Ton procédé implique la lumière du soleil. Très bien. Ça ne me dit rien sur l’essentiel…
— Tu veux savoir l’essentiel? J’ai effectué une réelle métempsychose.
— Bref, tu as fait l’impossible. Comment?
— Le sang et la chair sont parmi les liens les plus puissants pour rendre nos procédés effectifs.
— Oui, oui. Mais encore?
— J’ai laissé derrière mon ancien corps pour habiter celui de mon fils. »
La révélation eut l’effet un coup de poing dans l’estomac de Gordon…
« Nous continuerons bientôt » dit Gordon qui se leva en évitant de croiser le regard d’Avramopoulos. Il aurait voulu s’enfuir en courant.
« Il me fait toujours plaisir de t’enseigner les choses que tu ignores », dit Avramopoulos pendant que Gordon s’éloignait.
Il avait présumé que le procédé d’Avramopoulos était l’un des deux impossibles de la prophétie de Harré. Avramopoulos était tellement dégoûté par les femmes, Gordon n’avait jamais même considéré qu’il puisse procréer.
Harré n’avait pas eu d’enfant… Cette piste pour le réincarner s’avérait un cul-de-sac.
La partie de Gordon qui avait connu l’extase ultime était normalement en veilleuse, mais ce soir elle criait, elle hurlait sa déception, son amertume. Pourrait-il continuer à porter cette incomplétude, ce trou béant qu’il désespérait de combler à nouveau? La tentation de cesser de vivre, de connaître enfin la paix devenait de plus en plus forte…

dimanche 10 février 2013

Le Noeud Gordien, épisode 256: La blonde retrouvée

Les dernières semaines avaient été on ne peut plus tranquille pour Andrew Luria : la catastrophe du Hilltown l’avait contraint au chômage. Ses supérieurs lui avaient assuré qu’on le transférerait dans un autre établissement de la chaîne aussitôt que possible. Apparemment, ils avaient d’autres chats à fouetter que s’occuper de son cas. En attendant, il encaissait ses prestations gouvernementales sans rien faire de bien productif. Il se disait que c’était le temps où jamais pour profiter de la vie, mais chaque jour, il se retrouvait confronté à un vide qu’il peinait à remplir. La plupart de ses amis avaient moins de temps pour lui que lui pour eux, mais il en avait un chez qui il était toujours bienvenu. Cet ami-là était le plus récent du lot, mais le fait de se balancer entre ciel et terre sans filet avait eu le chic de créer des liens profonds entre deux hommes. Malheureusement, Benoît vivant à Grandeville; leurs rencontres demeuraient sporadiques.
Aujourd’hui, Andrew se rendait chez Benoît pour une raison précise. Une excellente raison.
Benoît lui ouvrit la porte avec un sourire d’un genre qu’Andrew connaissait depuis longtemps. Les dernières années de la vie de sa mère s’étaient déroulées à l’ombre d’une dépression qui s’était alourdie de mois en mois; au début, elle se montrait pimpante en agissant comme si tout allait – ça n’est que plus tard qu’il avait appris sa souffrance secrète –; à la fin, elle ne réussissait pas à sortir du lit tous les jours. Entre les deux, sur toute une année, sa façade s’était effritée pour laisser paraître d’abord la tristesse, ensuite l’irritation, finalement la mélancolie et le désespoir. Benoît voulait sourire pour montrer qu’il tenait le coup; Andrew reconnaissait son masque pour ce qu’il était.
Andrew entra en lui offrant une poignée de main et une tape sur l’épaule. « Comment tu t’en tires?
— Bof, ça va, ça va. Tu veux une bière?
— Il est un peu tôt pour boire...
— Ça dépend. Depuis l’insomnie, je ne me casse plus la tête à me demander si je suis le matin ou le soir.
— L’insomnie, encore? Ça doit être de plus en plus difficile…
— Je ne te le fais pas dire.
— As-tu du café? »
Ben acquiesça et alla brancher une bouilloire déjà remplie. Les deux hommes s’assirent à la table de la cuisine. « Puis, as-tu des nouvelles?
— Oui », répondit Andrew. Une lueur apparut dans le regard de Benoît qui, jusqu’alors, était demeuré vague, éteint. « L’enquête sur l’explosion du Hilltown n’est pas encore publique, alors j’ai dû travailler mes contacts pour savoir où elle en était rendue. Finalement, j’ai appris que j’ai gardé l’un des enquêteurs quand il était petit… On est allé prendre un verre… Il savait déjà que j’étais là-bas. Il était bien content d’entendre ce que j’avais à dire. Il ne s’est pas gêné pour parler non plus.
— Vraiment? Et puis?
— Les flammes bleues apparaissent dans le rapport. Beaucoup de témoins l’ont mentionné : il paraît que c’était visible de l’extérieur, même de loin. L’explication officielle est que c’était un feu d’origine chimique. L’hypothèse pour l’instant est qu’un client de l’hôtel transportait une substance dangereuse, mais personne ne sait quoi, exactement.
Benoît frotta son visage à deux mains. « Un feu chimique! Un feu chimique!
— Je sais, je sais. » Ils en avaient discuté souvent. Même si, en apparence, le phénomène ressemblait à du feu, il ne laissait ni cendre ni suie derrière son passage; de plus, ils l’avaient vu trouer du béton. Il était plus plausible qu’ils aient eu affaire à de l’acide phosphorescent qu’à une véritable flamme. « Mon gars a été franc avec moi : ils ne comprennent pas plus que nous... »
L’aspect le plus troublant était que plusieurs victimes présumées étaient officiellement considérées disparues : on n’avait pas retrouvé leur corps, ni dans les décombres de la façade, ni dans les chambres touchées par le feu. C’est comme si elles s’étaient évanouies. Isabelle était du nombre, tout comme le gars de la sécurité avec qui Andrew avait échangé durant son ascension. Benoît continuait à entretenir l’espoir irrationnel que sa femme soit toujours en vie. Cela ne faisait que saler sa plaie et retarder la résolution de son deuil. « Il y a eu une explosion, mais ils n’ont pas trouvé de traces d’explosifs; il y a eu un incendie, mais pas assez de chaleur pour déclencher les gicleurs, ou même l’alarme… Bref, ils prennent nos témoignages au sérieux, mais ils ne savent pas quoi faire avec…
— C’est déprimant », dit Benoît. L’eau bouillait; il alla faire le café.
« Je sais », dit encore Andrew en réprimant une grimace : Ben lui préparait un café instantané. « Faut espérer qu’ils vont réussir à trouver quelque chose dans le futur. Les analyses chimiques vont prendre plus de temps. Mais j’ai une autre nouvelle, meilleure celle-là… »
Benoît se retourna. « Quoi? »
Andrew sortit le disque compact qu’il cachait dans la poche interne de sa veste. « Tu as un ordinateur? » Il en avait un, dans le coin d’une pièce qui semblait servir à la fois de débarras, de chambre d’ami et de bureau. Elle avait pour seule décoration une photo encadrée de Benoît et Isabelle en maillots de bain sur une plage tropicale. Andrew plaça le CD dans le lecteur.
« Qu’est-ce que c’est?
— Tu vas voir. » Un long délai s’ensuivit. L’ordinateur de Benoît était loin d’être du dernier cri, mais Andrew finit par accéder au contenu du disque. « J’ai dû négocier serré pour y avoir accès. Mon patron avait peur que je le diffuse… Attends, c’est ce fichier-là… » Ils durent encaisser un délai de plus pendant que la machine chargeait la vidéo. Ben se tenait au bout de sa chaise. « C’est les archives des caméras de sécurité de l’hôtel, après l’explosion. Le système était kaput dans les étages du haut, mais celles du lobby fonctionnaient encore… Tiens! 
— C’est elle! C’est la fille qui nous a sauvés! » Ils avaient souvent discuté de cette mystérieuse fille… Pourquoi s’était-elle faufilée dans un édifice en flammes – accompagnée, qui plus est – sans être remarquée par ceux qui maintenaient le périmètre, qui juraient par ailleurs n’avoir laissé passer personne? Pourquoi avait-elle réagi ainsi face au feu bleu?  Pourquoi s’était-elle enfuie en faisant comme si elle poussait quelqu’un, en criant des incohérences à propos d’un cercle? C’était à n’y rien comprendre.
Avant aujourd’hui, ils ne disposaient que de généralités à son sujet… Elle était blonde; elle portait une robe d’été (…en été); elle était assez athlétique pour gravir une quarantaine d’étages d’un coup; Benoît disait avoir entrevu un tatouage sous sa robe sans avoir pu discerner ce qu’il représentait – probablement une phrase écrite...
Maintenant, ils avaient son image! Depuis qu’ils se connaissaient, Andrew n’avait jamais vu Ben si excité. Sa fierté professionnelle reposait sur sa capacité à accomplir l’impossible pour un client; le faire pour un ami souffrant était encore mieux. « C’est qui, le gars avec elle? 
— Aucune idée. Ça fera une question de plus à lui poser lorsqu’on va la trouver. Et fais-moi confiance, on va la trouver. » 

dimanche 3 février 2013

Le Noeud Gordien, épisode 255 : Inauguration

Malgré les discours médiatiques qui affirmaient que le Centre-Sud vivait une renaissance, le quotidien de ceux qui y vivaient n’avait guère changé. Chaque jour demeurait un défi dont l’enjeu étaient ces choses que les autres citadins prenaient pour acquis : l’alimentation, l’hygiène, la sûreté… Oh, ils avaient remarqué la multiplication des chantiers à la lisière du Centre-Sud, mais ils n’étaient pas à l’intention de ceux vivaient dans le quartier faute de pouvoir aller ailleurs. À leurs yeux, le soi-disant renouveau signifiait d’abord que cet ailleurs dont ils étaient exclus s’étendait de plus en plus dans ce qui était, jusqu’alors, leur chasse gardée.
On pouvait noter une exception : on avait observé avec beaucoup d’intérêt le développement de ce qui allait devenir le centre communautaire promis par Cité Solidaire.
L’organisme avait acquis pour une bouchée de pain un grand édifice du boulevard St-Martin. C’était loin d’un palais; de l’extérieur, on pouvait déjà voir les murs irréguliers et la peinture écaillée un peu partout. La façade vitrée avait été défoncée des années auparavant; les intempéries avaient eu le temps de ronger jusqu’à la structure du bâtiment.
La première erreur de l’équipe qui s’occupait des travaux fut de remplacer le verre de la façade; le lendemain, ils la trouvèrent en mille morceaux. Ils apprirent vite de leur erreur : lorsqu’ils la remplacèrent, ils la recouvrirent d’une grille métallique. Dès lors, les travaux purent aller de l’avant sans trop subir de recul.
On sut que les travaux achevaient lorsque des posters colorés apparurent dans les environs. Cela en soi représentait déjà un événement; les publicitaires considéraient le quartier comme un no man’s land commercial. Ces affiches s’adressaient bel et bien aux résidents de l’endroit; elles les invitaient à l’ouverture officielle, quelques jours plus tard.
C’est en les voyant que Timothée se permit d’y croire pour la première fois.
L’ouverture était prévue pour midi; il s’y rendit accompagné d’un bon groupe de gens du Terminus. Ni lui ni ses compagnons ne s’étaient attendus à ce genre de foule : l’inauguration s’était transformée en véritable festival spontané.
« Je me demande combien de gens il y a », demanda Martin en grattant sa barbe.
« Deux-cent? Ou trois cent peut-être?
— Même CitéMédia est là! Regarde! »
Timothée rayonnait de bonheur. Il se voyait comme le principal responsable de cette ouverture… Il était allé frapper à la porte de Cité Solidaire. Il avait persisté jusqu’à rencontrer madame Legrand. Et ça… c’était le fruit de ses efforts.
« Il y a un buffet! Il y a un buffet! », s’exclama Gigi. Le ventre de Timothée gronda. Sans dire un mot de plus, ils mirent le cap vers les victuailles.
Ils firent quelques pas à peine avant de réaliser que les plateaux avaient déjà été nettoyés. Il ne restait qu’un panier de pommes – c’était la saison – et de l’eau chaude. Gigi se mit à grommeler une litanie de complaintes et de blasphèmes qui, la connaissant, ne se tarirait pas de sitôt.
Martin prit une pomme, mais Timothée refusa celle qu’il lui tendit – les deux hommes savaient qu’il était inutile d’en offrir une à Gigi en raison de sa mauvaise dentition. « Nous aurions dû arriver avant », dit Martin en croquant le fruit.
« Ils auraient dû penser à tout le monde », rétorqua Timothée.
Gigi dit : « Je te gage que c’est les journalistes pis le monde de Cité Solidaire qui ont mangé comme des cochons! »
C’est à ce moment qu’une femme flanquée d’un garde de sécurité tenta d’attirer l’attention de la foule. Gigi demanda : « C’est qui, elle? C’est la bonne femme Legrand?
— Non. C’est son adjointe, Nicole. » Timothée soupira. « Elle n’est même pas foutue de venir elle-même! »
Dès qu’elle put se faire entendre, Nicole se lança dans la lecture d’un texte qu’elle tenait à la main. C’était un grand jour pour La Cité, disait-elle. Un nouveau début pour le Centre-Sud. Elle remercia toute une liste de gens et d’organismes qui avaient participé à la mise sur pied du centre communautaire – Timothée n’y figurait pas. Finalement, elle coupa le ruban qui bloquait l’accès au centre en le déclarant ouvert. La foule applaudit, cria et siffla. Martin suggéra une visite du centre; Timothée le suivit sans rien dire, aussi renfrognée que Gigi qui continuait à maugréer de son côté.
La pièce principale donnait sur la rue; elle était tapissée de huit laveuses et autant de sécheuses, toutes de modèles différents. La plupart étaient blanches; l’une d’elles était de cet étrange jaune-brun qui était déjà démodé avant la naissance de Timothée.
On avait aménagé une cuisine à droite de la pièce principale; elle offrait deux fours et deux réfrigérateurs autour d’un grand espace où cuisiner. Les tablettes étaient chargées de vaisselle non moins dépareillée que les électroménagers. On offrait même du poivre, du sel et de l’huile végétale. Avec un peu de chance, il en resterait dans quelques jours; avec beaucoup de chance, quelqu’un les remplacerait peut-être une fois épuisé.
« C’est quand même bien », suggéra Martin. « De l’autre côté, il y a des grands vestiaires avec des douches à rideaux. Ça va être très pratique… Si ça ne dégénère pas en piquerie ou quelque chose comme ça. » Timothée força un sourire en guise de réponse.
Beaucoup quittèrent le site après avoir visité le centre, à tout le moins ceux qui avaient quelque part où aller. Timothée s’apprêtait à partir lorsqu’il eut la surprise d’apercevoir une présence inattendue… Tricane se promenait dans la foule, un panier sous le bras; elle offrait à chaque personne qu’elle croisait une pâtisserie d’apparence délicieuse. Elle décrocha un sourire chaleureux en direction de Timothée pendant qu’elle continuait sa distribution, offrant une viennoiserie à dix, vingt, cent personnes… Lorsqu’elle arriva devant Timothée, son panier débordait encore. Le miracle n’était pas passé inaperçu; le regard d’une majorité était tourné vers eux.
« Bonjour Timothée », dit Madame en lui caressant la joue. « Je suis contente. Tu as bien travaillé. » Quoiqu’elle paraissait ne s’adresser qu’à lui, elle parlait assez fort pour que tout le monde puisse l’entendre.
La morosité qui s’était emparée de son cœur disparut comme la rosée sous le soleil.
« Nous avons encore beaucoup à faire. Es-tu toujours prêt à me suivre? 
— Absolument », répondit-il. Et à voir l’expression des gens autour d’eux, il n’était pas le seul.