Jean Vallée, son boss, était assis à l’autre table avec
d’autres administrateurs et vétérans de la boîte. Nico, lui, était assis à ce
que Vallée avait baptisé la table des
p’tits, avec plusieurs des visages publics de la chaîne.
Il avait espéré qu’Édouard Gauss
vienne à l’encan, sinon à la table de CitéMédia, à tout le moins en tant que
proche du couple Sutton-Legrand. C’était lui qui avait permis à Nico de faire
ses premiers pas dans le monde de la télévision; même si leur relation avait
toujours été cordiale, elle avait toujours été strictement limitée au contexte
professionnel. Il n’avait pas eu de nouvelles de son mentor depuis sa
démission. Déception. Il avait entendu dire que Derek Virkkunen avait assisté à
la soirée l’an passé, mais selon toute apparence, il n’avait pas répété
l’expérience. Nico aurait été curieux de voir l’homme en personne; il aurait
peut-être même trouvé le courage d’aller lui serrer la main. Double déception.
À sa droite, Maude ne lui prêtait
aucune attention, occupée qu’elle était à flirter avec l’un des gars du journal
télévisé. À sa gauche, Jasmine Beausoleil était plongée dans une discussion
animée avec Antonella Galvanti. À défaut de converser, Nico eut le loisir
d’observer les autres invités.
Il fut surpris de voir Joe Gaccione
attablé non loin de lui. Gaccione était un homme d’affaire de la Petite
Méditerranée qu’on disait proche du crime organisé, même si son propre dossier
ne comportait même pas une contravention. Il était l’un des principaux
investisseurs du renouveau du Centre-Sud dont tout le monde parlait ces
jours-ci. Parmi les gens qui l’accompagnaient, Nico reconnut certains qui, eux,
avaient un casier judiciaire… Essentiellement pour des affaires de fraude ou
d’extorsion tout au plus, bref des crimes des bandits à cravates. Parmi eux se
trouvait également un autre visage connu, quoique pour d’autres raisons :
une photo de Lucie Kingston se trouvait sur les panneaux devant la plupart des
maisons à vendre de l’Ouest et du Centre. Les gens la connaissaient plus
rarement comme la conjointe de Guido Fusco, le présumé caïd de la pègre
méditerranéenne. Alors que les convives butinaient de table en table, Nico
remarqua que la leur était beaucoup moins souvent visitée. Avec le chef de
l’unité spéciale d’enquête sur le crime organisé assis à la table d’honneur,
les politiciens comme les banquiers faisaient gaffe et évitaient de prêter le
flanc à la critique.
Le repas était entrecoupé d’une
série de discours de remerciements ou de sensibilisation à la mission de Cité
Solidaire. Comme c’était coutume dans ce genre de soirée, un homme à cravate ou
une femme en robe de soirée venait lire devant le micro l’historique des
contributions de l’organisme qu’il représentait, après quoi il révélait le
montant offert cette année; on applaudissait, on prenait des photos avec madame
Legrand et le président d’honneur. Puis, on recommençait le même manège,
seulement avec un organisme et un chiffre différents.
Nico se désintéressa vite de cette
routine. Il commençait à avoir hâte de passer à l’encan comme tel. Il ne
prévoyait pas acheter quoi que ce soit, mais voir monter les prix jusqu’à des
montants ridicules ne pouvait être que plus excitant que cette parade de
donateurs.
Vers la fin du repas, madame Legrand
prit le micro pour la première fois depuis le mot de bienvenue. « Mesdames,
messieurs, vous savez, Cité Solidaire vient en aide aux plus démunis depuis
presque quinze ans. Grâce à vous, nous avons pu aider des centaines d’hommes,
de femmes et d’enfants par l’entremise des organismes que nous finançons. Il est
parfois trop facile d’oublier les multiples visages de la pauvreté qui existe
partout autour de nous. Pour vous en parler, j’ai le plaisir de vous présenter
Timothée. »
Des applaudissements accueillirent
le jeune homme. « Bonjour tout le monde… Je m’appelle Timothée », dit-il
d’une voix hésitante. « Je vis dans le Centre-Sud. »
Le volume des murmures baissèrent
d’un cran. Nicolas, comme beaucoup d’autres, dirigea son attention sur le
nouveau venu. Vivre au Centre-Sud! Ce
type ne fera pas de vieux os.
« Je squatte dans un édifice
sans électricité ni eau courante. Là où je vis, les commerces les plus proches
sont à une vingtaine de minutes de marche. Mais cet éloignement n’est pas trop
grave lorsqu’il manque encore l’argent pour acheter quoi que ce soit. Pour
nous, une toilette publique… ou même une toilette
chimique est un luxe inhabituel. On nous dit : pourquoi vivez-vous
comme ça? Pourquoi ne vous trouvez-vous pas du travail?, mais nous n’avons
nulle part où nous raser, où nous laver, où faire notre lessive. Qui veut
donner une entrevue à un type qui sent mauvais, qui vit dans le même linge
depuis des semaines? On nous dit : lavez-vous de temps en temps, ça ira
mieux, mais le peu d’argent que nous trouvons, la partie qui n’est pas volée ou
taxée par des brutes passe dans des priorités plus urgentes… comme la
nourriture. Il n’est pas rare que nous ne mangions pas du tout dans une
journée, et même les bons jours, nous nous contentons de grignoter ce qui nous
passe à portée de la main. Vous savez déjà que le Centre-Sud est là où vont
ceux qui n’ont plus nulle part où aller. Mais saviez-vous qu’il est fréquent de
trouver parmi eux des adolescents? Des parents qui, jour après jour, doivent
donner à leur enfant le peu qu’ils ont, de manière à ce qu’ils aient moins faim
qu’eux-mêmes? »
La salle était à son plus silencieux
depuis le début de la soirée. « Aujourd’hui, grâce à madame Legrand, je peux
vous parler à quoi ressemble notre quotidien dans la rue. Je me suis douché, je
me suis rasé, mon costume a été nettoyé, mais je vous assure qu’en temps
normal, je n’aurais pas pu être admis à ce gala qui, pourtant, existe afin
d’aider les gens comme moi. »
Culotté,
le gars, pensa Nico. À voir les lèvres pincées de madame Legrand, cette
dernière intervention ne faisait pas partie du script d’origine.
« Heureusement, même dépouillés
de tout, nous avons quand même une richesse : nous pouvons compter les uns
sur les autres. Nous pouvons aussi compter sur vous. »
Le visage de madame Legrand se
détendit : le jeune homme était revenu au texte prévu. Elle reprit le
micro. « Merci Timothée. Cité Solidaire est fière d’annoncer la création prochaine
d’un centre communautaire sur le boulevard St-Martin, afin de fournir aux gens
du Centre-Sud un accès aux ressources qui leur font malheureusement trop
souvent défaut. Dès le mois prochain, nous serons en mesure d’offrir des
cuisines, des douches et une buanderie communautaires et gratuites, mais ça
n’est qu’un début. Nous vous tiendrons au courant des prochains développements.
En attendant, soyez généreux et amusez-vous bien durant l’encan! »
Des applaudissements nourris
accompagnèrent madame Legrand et Timothée pendant qu’ils descendaient de la
scène. « Y’a quelque chose à faire avec cette histoire-là », lui dit
Maude avec un petit coup de coude. L’idée que des gens puissent vivre dans
pareilles conditions au cœur d’une ville moderne avait certainement la
possibilité d’émouvoir les spectateurs, mais c’est le personnage de Timothée
qui attisait la curiosité de Nico. En l’entendant parler de son incapacité à
trouver du travail, Nico avait spontanément pensé je vais t’engager, moi; il s’était ensuite demandé combien d’autres
avaient eu la même idée. Comme tout le monde vivant dans La Cité, Nico avait vu
son lot de sans-abris crottés, drogués, édentés, incohérents… Or, Timothée ne
partageait rien avec ceux-là.
L’instinct journalistique de Nico
devinait qu’il devait y avoir anguille sous roche. « Il y a définitivement
quelque chose à faire avec ça », répondit-il. Il se promit d’en parler à
Jean Vallée lundi prochain. Le boss allait être heureux que Nico se concentre
sur un vrai dossier plutôt que continuer ses enquêtes sur les étrangetés qui
entouraient la catastrophe du Hilltown. Évidemment, Nico n’était pas obligé de
lui dire qu’il avait la ferme intention d’explorer cette piste en parallèle…