dimanche 30 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 240 : Urgence, 3e partie

Hoshmand cracha l’écume dégoûtante qui s’insinuait dans sa bouche chaque fois qu’il soufflait dans celle de Gauss. Le pouls d’Édouard demeurait faible et constant, mais il n’avait plus respiré par lui-même depuis sa dernière quinte. Si Hoshmand n’avait pas décidé d’imiter les mouvements suggérés par la corneille, Gauss aurait déjà suffoqué. L’oiseau était maintenant perché sur le panier renversé et lorgnait Hoshmand comme un contremaître sévère.
Cet animal n’était pas normal. Manifestation synchrone ou oiseau savant? La corneille avait fait non seulement preuve de cette apparence d’intelligence propre aux animaux de cirque, mais plus encore de compréhension… La créature était fascinante, mais les questions devaient attendre. Il souffla une fois de plus à même la bouche de Gauss.
Au bout d’une éternité à compter, souffler, cracher et recommencer, la nuit prit des teintes bleues et rouges. Une ambulance était apparue au détour du boulevard St-Martin. Hoshmand poussa un soupir de soulagement : même si les ambulanciers ne pourraient sans doute pas traiter la condition d’Édouard, ils pourraient au moins le protéger de l’arrêt respiratoire.
Deux hommes sortirent dès que le véhicule fut stationné. En quelques secondes, ils avaient commencé leur intervention. Le plus jeune maintenait un masque avec une sorte de soufflet contre le visage de Gauss pendant que l’autre étudiait son cou, sa mâchoire puis ses bras.
« C’est vous qui l’avez trouvé? », demanda le plus vieux en s’affairant. Hoshmand acquiesça. « Était-il inconscient?
— Oui, mais je ne sais pas depuis combien de temps. Il s’est étouffé pendant que j’essayais de l’amener se faire soigner. J’ai dégagé ses voies respiratoires et je lui ai fait le bouche-à-bouche. »
L’ambulancier jeta un regard au panier d’épicerie renversé juste à côté d’eux. Il haussa un sourcil, mais ne dit rien. Il demanda à Hoshmand de s’identifier, puis de répondre à quelques questions, entre autres s’il avait vu des indices de consommation d’alcool, de drogues, de produits allergènes, son lien avec le patient... Hoshmand répondit sans détour; il prit même un raccourci en se présentant comme un voisin.
« Hey, regarde », dit le plus jeune. « Je pense que c’est Édouard Gauss!
— Concentre-toi sur ce que tu fais. On va procéder à l’intubation trachéale. »
Le visage du jeune devint tout-à-coup sérieux. Hoshmand se dit qu’il devait à peine être sorti de l’école. Son partenaire agissait plutôt avec l’assurance du vétéran. En quelques instants, Gauss respirait au rythme de la machine qui lui soufflait de l’air directement au fond de la gorge. Leurs procédés sont moins longs que les nôtres, pensa Hoshmand. Et pas moins efficaces.
Ils levèrent la civière pour rentrer le patient dans leur véhicule. Le plus jeune resta auprès de lui, le vétéran ferma les portes et marcha tout droit jusqu’au siège conducteur. « On va l’amener.
— Et moi? », demanda Hoshmand.
« Vous n’êtes pas de la famille?
— Non.
— On va prendre le relais.
— Vous l’amenez où?
— Ochulque.
— Plaît-il?
— L’hôpital universitaire de La Cité. Coin 3e avenue et 3e rue. 
— Oh. » Au CHULC
L’ambulancier le salua d’un mouvement puis pris le volant. Hoshmand ne fut pas surpris de voir la corneille s’envoler à la suite de l’ambulance.
Quelle nuit de merde, pesta-t-il, tout en reconnaissant qu’à tout prendre, les choses auraient pu être pires.
C’est là qu’il se souvint qu’il se trouvait à la lisière du Centre-Sud, à pied et le dos en compote. Il continua à marcher vers le nord en dodelinant comme un pingouin, les deux yeux rivés sur l’écran de son téléphone qui affichait Réseau indisponible, espérant à chaque pas que la mention disparaisse.

dimanche 23 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 239 : Urgence, 2e partie

Hoshmand ne pouvait plus pousser le chariot sans ressentir une douleur aigüe comme un coup de poignard dans le bas du dos. À force de tâtonner, il finit par découvrir qu’il pouvait toutefois tirer; il souffrait quand même, mais c’était considérablement moins qu’en poussant. Il mit le cap plein nord. L’état des rues était catastrophique. Il dut naviguer en évitant les nids-de-poule; si une de ses roues venait s’enchâsser dans l’un d’eux, il était trop conscient qu’il ne pourrait pas la ressortir par lui-même.
Le square investi par Virkkunen et Avramopoulos avait été choisi parce qu’il se trouvait en plein Centre-Sud, mais aussi parce qu’il se trouvait à la lisière du quartier, un trait d’union avec le reste de la ville, une tête de pont pour le repeupler. À son rythme laborieux, il calculait qu’il lui faudrait tout de même quinze à vingt minutes pour rejoindre le Centre… Pour peu qu’aucun pépin ne vienne s’ajouter.
À chaque nouveau carrefour, il consulta son téléphone dans l’espoir de voir la réception s’améliorer. Il s’en était souvent servi dans le quartier, et bien plus loin qu’ici. Il avait fallu qu’une défaillance le prive de réseau au moment où il en avait le plus besoin…
Lorsqu’il vit une deuxième barre apparaître en haut de son écran, il se dépêcha d’appeler Gordon. Sans préambule ni message, le bip caractéristique d’un répondeur se fit entendre. Nuts. « C’est Hoshmand. J’ai une urgence. Rappelle-moi. »
Une voiture avait été stationnée non loin. Le courageux avait bravé la réputation du coin pour se stationner à peu de frais – l’opération avait eu l’effet inverse : sa voiture était posée sur quatre blocs, ses roues enlevées; son pare-brise et la fenêtre d’une portière avaient été fracassés. Des graffitis avaient été peints à peu près partout. Avec un peu de chance, il trouverait peut-être une voiture en meilleur état bientôt. Il espérait que son dos n’entrave pas trop les manœuvres qui seraient nécessaires pour l’emprunter.
Gauss fut traversé d’un spasme assez fort pour secouer le panier. Hoshmand retint son souffle, mais la crise ne dura pas. Le pouls de Gauss avait encore diminué jusqu’à devenir presque imperceptible. Il restait peu de…
Son téléphone sonna. Il sursauta; son mouvement brusque joua dans sa blessure. Une marée de douleur le traversa de part en part. Il répondit, les dents serrées.
« C’est Gordon.
— Gordon. J’ai trouvé Gauss dans le Centre-Sud. Il ne va pas bien. », dit Hoshmand en massant ses reins.  
« Est-ce qu’il est blessé?
— Non. Je pense… je pense que c’est un contrecoup. » Silence de l’autre côté. « Gordon? »
Le téléphone affichait à nouveau un signal nul. « Si tu m’entends, je suis en direction nord. Je vais bientôt déboucher sur St-Martin. »
Effectivement, deux coins de rue plus tard, il arrivait sur le boulevard désert qui séparait cette section du Centre-Sud du reste de la ville.
Gauss fut secoué d’un nouveau spasme alors qu’ils se trouvaient au beau milieu de la voie. Ce mouvement fut beaucoup plus violent que le précédent. Il toussa violemment, projetant du coup un nuage de spume tachetée de sang. Sa respiration peu profonde mais calme devint hachurée, laborieuse, puis parut cesser. L’écume ne frémissait plus; ses yeux étaient encore plus vitreux que lorsqu’il l’avait trouvé. J’ai tout fait pour rien, pensa Hoshmand. Il soupira profondément. Son temps passé à filer Gauss lui avait montré qu’il s’agissait d’un homme déterminé, consciencieux, honorable, bref qui se distinguait de la majorité des autres hommes, mais aussi de plusieurs initiés. Quelle perte inutile. Quel gâchis.
Il avança la main pour clore les paupières de Gauss. Une ombre noire s’interposa au geste solennel; Hoshmand sursauta encore – avec le même effet que la fois d’avant. C’était cette damnée corneille, revenue à la charge. Elle se posa sur la poitrine de Gauss et ouvrit les ailes comme pour bloquer Hoshmand. Il fit un pas en arrière. Dès qu’il s’éloigna, la corneille se mit à picorer l’écume. Chose étrange, elle la crachait ensuite sur le côté.
Était-ce une manifestation synchrone? Pouvait-il voir les signes du destin sans l’acuité? « Rien à perdre d’essayer », se dit Hoshmand à voix haute. La corneille sembla répondre d’un croassement.
Il plaça le chariot de manière à accoter ses roues contre une chaîne de trottoir. Lorsqu’il tira le panier, le trottoir eut l’effet d’un levier. Le chariot bascula sur le côté, le corps de Gauss avec lui.
Hoshmand vida la bouche de Gauss en la fouillant de son index, puis il entreprit de lui faire le bouche-à-bouche, le nez plissé. L’écume goûtait la bile et le vinaigre et la maladie, mais Hoshmand persista tout en sachant qu’il ne pourrait faire rien de mieux pour le malheureux. À défaut de magie, il aurait besoin d’un miracle. 

dimanche 16 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 238 : Urgence, 1re partie

Hoshmand tomba à genoux devant le corps inerte d’Édouard Gauss pendant que la corneille continuait ses craillements insistants. Il colla deux doigts contre son cou pour découvrir une peau plus froide que tiède, ce qui était en soi inquiétant; cependant, il put sentir battre son pouls au prix de quelques tâtonnements. La pulsation était faible et lente. En regardant de plus près, Hoshmand percevait un frémissement dans l’écume qui suppurait de ses lèvres. Sa respiration était épisodique et laborieuse, comme s’il ne pouvait inspirer qu’au prix d’un effort, un spasme désespéré de son corps inconscient. Il vivait toujours, mais pour combien de temps?
Il doutait que des ambulanciers s’aventurent dans le Centre-Sud, encore moins au milieu de la nuit; de toute manière, des médecins n’auraient probablement pas pu empêcher la détérioration de son état. Édouard avait besoin d’aide, mais Hoshmand lui-même ne pouvait rien faire pour lui; il fallait le conduire jusqu’à quelqu’un d’autre. Gordon ou Avramopoulos pourraient sans doute l’aider. Gordon avait alludé au fait que Gauss figurait dans ses plans futurs; il verrait peut-être une occasion de les avancer. Et Hoshmand se rapprocherait encore de son nouvel allié.
Il entra son numéro personnel et attendit en vain que la connexion s’établisse. Il grogna en réalisant que son téléphone montrait une réception oscillant entre une barre… et rien du tout.
Il empocha son appareil et entreprit de soulever le corps d’Édouard. Hoshmand était plus costaud que son embonpoint pouvait le laisser croire, mais sa force ne suffit pas. Il put le retourner sur le côté, il put le lever du sol, mais il devint vite évident qu’il ne réussirait pas à le transporter plus de quelques pas sans risquer de l’échapper : un corps humain flasque est l’une des choses les plus encombrantes qui soient.
Il tourna en rond comme un animal en cage, la main sur la bouche. Devait-il partir et le laisser là pour trouver un véhicule? Quel taxi accepterait de venir jusqu’ici? Non, il lui faudrait emprunter une voiture de gré ou de force s’il voulait faire quelque chose. Faute de mieux, il retourna prendre le pouls d’Édouard. Il paraissait encore plus ténu qu’à son arrivée. Une nouvelle vague d’écume s’était ajoutée à la précédente.
La corneille renchérit sur ses propres croassements paniqués. Hoshmand éructa « Will you shut up! », et contre toute attente elle se tut et se contenta de le regarder de ses petits yeux noirs. Maintenant capable de s’entendre penser, Hoshmand trouva enfin une idée.
Il descendit les marches à la course et retraça ses pas en espérant trouver ce qu’il cherchait. Il courut jusqu’à sortir du square; deux intersections plus loin, il aperçut enfin l’objet de sa quête.
Un sans-abri était couché sur du carton pour dormir, les bras croisés, dos à la rue. Ses affaires se trouvaient juste derrière lui en un tas de sacs empilés… dans un chariot d’épicerie.
Il sauta par-dessus le dormeur et se mit à vider le panier à toute vitesse. Il réalisait trop bien que chaque seconde perdue rapprochait Gauss de la mort. Plusieurs sacs contenaient des bouteilles et des cannettes; le bruit eut tôt fait de réveiller leur propriétaire. « Heille toé! Lâche mes affaires! » Hoshmand continua à vider le panier sans répondre.
« Lâche mes affaires que j’te dis! » Le chariot était presque vide. Le bonhomme empoigna deux sacs en tissus et recula de quelques pas. Il s’agissait sans doute d’objets ayant une plus grande valeur à ses yeux que le reste.
Il n’avait pas compris que c’était le contenant qui intéressait Hoshmand, pas le contenu. Il valait mieux clarifier la situation avant qu’elle ne s’empire. Hoshmand plongea la main dans ses poches. Il ne lui restait que trente-deux dollars qu’il lui tendit.
« Tiens, pour le chariot.
— Garde ton argent sale! C’est mon panier! » Hoshmand avait cru que l’argent était le passe-partout auprès de cette engeance. Il aurait voulu ne pas s’être trompé maintenant.
Il sortit son arme. « Tasse-toi de mon chemin. » Puis, après une hésitation : « Prends l’argent. » Le clochard obéit doublement. Hoshmand put pousser le chariot vers le square en se disant qu’il venait de commettre ce qui serait possiblement le vol à main armée le plus pathétique de l’histoire.
Il monta à l’étage et tenta à nouveau de porter Édouard à l’épaulée. Encouragé par l’idée qu’il ne le soulèverait que brièvement, il tendit tous les muscles de son corps et descendit les marches en tentant de trouver le juste milieu entre prudence et empressement.
Il dut déposer Édouard en bas des marches pour souffler un peu. Alors qu’il massait les muscles de ses épaules durement mises à l’épreuve, Hoshmand entendit un bruit à l’extérieur – le bourdonnement métallique d’un chariot qui roule. Il se précipita à l’extérieur pour découvrir que son ancien propriétaire avait profité de son absence pour remettre la main dessus. Il était déjà quarante mètres plus loin.
« Hey! Stop!
Fuck you! »
Hoshmand prit son arme et tira dans les airs. La détonation réussit là où la menace seule avait échoué : le sans-abri prit la tangente pour disparaître dans la ruelle la plus proche. Si son chariot valait plus de 32 dollars à ses yeux, à tout le moins devait-il penser que sa vie valait davantage.
Hoshmand ramena le chariot. Son intention était de lever Édouard de manière à le déposer dans le panier sans le blesser, mais l’opération s’avérait plus difficile que négocier un escalier. Alors qu’il le portait à bout de bras en tentant de stabiliser le panier avec ses pieds, quelque chose dans son dos céda. Édouard chut dans le chariot; sa nuque heurta le rebord du panier; tout son poids tomba sur son bras gauche, plié derrière son dos. Une jambe sortait de l’avant du panier et pendait dans le vide.
La corneille les avait suivis en marchant silencieusement derrière eux, mais en voyant Édouard tomber comme un fagot, elle se remit à croasser bruyamment. Il crut presque qu’elle allait l’attaquer.
Hoshmand essaya de pousser le panier, mais une douleur vive lui scia le bas du dos. Le corps d’Édouard était maintenant sur roulettes, mais à tout prendre, ils étaient à peine plus avancés.
Et le cœur d’Édouard, déjà déficient, continuait de faiblir à chaque minute… 

dimanche 9 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 237 : Autodestruction

La plupart des soirs, Hoshmand allait siffler quelques bières à son pub habituel. Cette nuit, il avait plutôt assisté à la réunion où Tricane avait été déclarée anathème. Ce résultat était beaucoup plus plaisant que l’ivresse.
Il poursuivit néanmoins la routine nocturne qu’il avait adoptée depuis son… accident : il partit errer dans le Centre-Sud.
Il ne pouvait expliquer rationnellement pourquoi il prenait toujours cette direction, mais il y revenait toujours, comme si des sirènes l’y attiraient malgré son meilleur jugement. Maintenant qu’il ne pouvait plus compter sur ses trucs pour se soustraire au regard des gens, il se disait qu’il devait s’entraîner à la discrétion. Quel meilleur endroit pour le faire que le quartier le plus dangereux du continent? Il se répétait également que s’il croisait Tricane, il ne manquerait pas sa chance de l’empêcher de nuire – il rêvait sans y croire qu’elle pourrait lui rendre ses capacités, ou à tout le moins qu’elle lui donne une piste avant de recevoir son juste châtiment.
Polkinghorne l’aurait sermonné en lui expliquant pendant une heure et demie qu’il était en proie à des impulsions autodestructrices. Fuck Polkinghorne. Un avantage du Centre-Sud était bien que ni lui, ni les autres n’iraient le chercher là sans avoir une excellente raison.
Après la réunion, il s’enfonça en ligne droite jusqu’au plus profond du quartier maudit, là où même les brutes et les criminels se faisaient rares. Il alla jusqu’à la rivière Nikos, puis il descendit quelques blocs jusqu’à cet endroit où les turbulences blanchissaient l’eau noire. Il se demanda une fois de plus ce qui se passerait s’il se lançait dans la flotte, au milieu des tourbillons. Il remonta ensuite là où Tricane avait installé sa chambre secrète en esquivant soigneusement les résidents du quartier.
Dire que relativement peu de temps auparavant, il avait bravé la zone radiesthésique pour installer un dispositif de surveillance, une mosaïque de miroirs capable d’espionner Tricane – en théorie pour avantager son camp dans la Joute, mais il avait été heureux de relever le défi. Les choses s’étaient passées comme sur des roulettes malgré le Cercle de Harré. Il avait cru qu’il allait pouvoir s’exercer à nouveau jusqu’à peut-être mater cette énergie comme Harré l’avait fait, idéalement sans perdre la tête… Mais Tricane lui avait plutôt fait perdre ses pouvoirs et – si la théorie de Gordon était correcte – avait rendu le Cercle encore plus large et encore plus dangereux. Ironique.
Il ne vit aucune lumière chez Tricane, ce qui en soi ne voulait rien dire : aucune fenêtre ne donnait sur sa chambre secrète. Mais Hoshmand avait déposé quelques indices autour des voies d’accès, et aucun n’avait été dérangé. À moins que Tricane soit tout-à-coup devenue incroyablement observatrice, prudente et minutieuse, il pouvait croire qu’elle n’était pas venue chez elle depuis un moment.
Il continua jusqu’au Terminus. Il examina les lieux sans entrer. La congrégation qui s’était formée autour de Tricane y passait encore ses jours et ses nuits, mais elle-même ne s’y trouvait pas.
Hoshmand compléta sa promenade nocturne en passant par le square qu’il avait acquis pour Avramopoulos et Virkkunen au temps où il était encore en mesure d’assurer son rôle dans la Joute. Il tressaillit en remarquant que le deuxième étage de l’édifice où Avramopoulos avait élu domicile était éclairé. Compte tenu de la catastrophe du Hilltown et de la mise en garde de Gordon, il aurait été étrange qu’un initié s’y trouve. Hoshmand fit le tour de l’édifice en veillant à demeurer discret.
Un croassement étouffé attira son attention. Une grosse corneille était perchée au deuxième… à l’intérieur du bâtiment. Était-ce elle qui avait allumé la lumière en volant à la recherche de la sortie? Dès qu’il la remarqua, l’oiseau frappa la fenêtre deux fois, battit des ailes en croassant, puis recommença exactement le même manège. Pendant ce temps, Hoshmand finit son inspection. Les portes n’avaient pas été forcées, mais celle du devant n’était pas verrouillée.
Il dégaina son revolver et entra, l’oreille tendue. Le seul son demeurait les cris rythmiques de la corneille. Elle s’arrêta pendant qu’il inspectait le premier étage. Personne d’autre que lui ne s’y trouvait.
La corneille l’attendait en haut de l’escalier. Lorsqu’il la vit, elle se mit à sautiller et à battre des ailes. Il la mit en joue et posa le pied sur la première marche. L’oiseau s’envola sur-le-champ pour retourner dans la pièce où il l’avait vue d’en bas. Sa première impulsion était de la suivre, mais c’était peut-être un piège. Et si Tricane l’avait mise là dans l’espoir qu’il se précipite en haut? Il préféra avancer prudemment.
Lorsqu’il vit où la corneille avait voulu le conduire, il échappa un juron et rengaina son arme.
Édouard Gauss gisait par terre avec les yeux fixes et vitreux d’un cadavre, sa bouche ouverte débordant d’une écume jaunâtre.
La corneille sautillait derrière lui, comme si elle disait à Hoshmand fais quelque chose! Fais quelque chose! Mais il craignait qu’il n’y ait plus rien à faire pour lui.

dimanche 2 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 236 : Ascendant

Gordon et Avramopoulos restèrent assis pendant que les autres quittèrent la table de Lev Lytvyn. La dernière d’entre eux fut Catherine Mandeville; Gordon se leva pour lui faire la bise, mais Avramopoulos se contenta de lui décrocher un sourire sardonique. Il la voyait de plus en plus comme un invité collant qui s’invite pour quelques petits jours qui se transforment en longs mois… Et tout portait à croire qu’elle continuerait à fréquenter La Cité et tourner autour de ses affaires.
Avramopoulos devait être celui qui s’attristait le moins de la disparition de Paicheler. D’autres pouvaient craindre la perte d’une initiée savante, d’une chercheuse chevronnée, mais il était convaincu que tout ce qu’elle avait pu réaliser était à sa portée à lui aussi – par opposition à Kuhn, par exemple. Une partie de lui allait jusqu’à penser que si la zone radiesthésique lui avait fait perdre le contrôle, c’était bien fait pour elle. Elle n’aurait jamais dû faire de magie en premier lieu.
Il pensa une fois de plus que la racine de son déplaisir, le péché originel commis par ses pairs avait été d’introduire des femmes dans leur confrérie. Deux des Seize étaient des femmes, et sans surprise, elles tendaient à initier des femmes à leur tour, sans compter Espinosa et Polkinghorne qui s’étaient joints au mouvement et qui se pâmaient pour cette garce mal élevée… Et Tricane n’était-elle pas l’illustration parfaite qu’il avait raison?
« Tu voulais me voir », lui dit simplement Gordon après le départ de Catherine.
« Il faut qu’on se parle. » Il se resservit du thé en laissant la conversation en suspens. Avramopoulos aurait voulu le stresser un peu en ouvrant avec ces paroles qui, le plus souvent, préludaient les discussions les plus sérieuses; qui sait ce qui se passait derrière la façade stoïque de Gordon, derrière son sourire de bouddha?
« Parler de quoi donc?
— De la Joute. Nous sommes dans une impasse. »
Gordon croisa les bras. « C’est-à-dire?
— Déjà que nous jouons ce tour avec un seul lieutenant, il a fallu que le mien devienne… handicapé!
— M. Hoshmand est un homme très capable. Je suis convaincu que…
— Gordon. Cesse de jouer. Tu sais que je l’ai chassé.
— Ta façon de traiter tes lieutenants te regarde », répondit-il. « Qui a gagné ce round, dans le cercle?
— Ce n’est pas ce…
— J’ai gagné, tes lieutenants doivent relever mon défi.
— C’est ce que je dis, merde! Je n’ai plus de lieutenant. »
Gordon lui répondit avec un sourire haïssable. « Tu peux toujours me concéder la victoire...
— Pffff. Je propose plutôt que nous annulions ce tour. » Gordon haussa le sourcil. « Le règlement ne dit rien par rapport aux événements récents. Je crois qu’une reprise est justifiée.
— Pas du tout », rétorqua Gordon. « Mais bien essayé. Je te propose de continuer, mais je te permets de remplace Hoshmand par Polkinghorne pour la suite.
— Polkinghorne n’était pas autour du cercle. Il ne pourra pas encaisser sa récompense.
— C’est ton problème, pas le mien. Je suis certain que tu peux lui offrir quelque faveur en échange. »
Il fallait le reconnaître, c’était mieux que rien. Avramopoulos finit par acquiescer. Il allait se lever lorsque Gordon dit : « Attends,  ce n’est pas tout.
— Quoi?
— J’ai réfléchi. Trois faveurs pour un secret.
— Lequel?
— Je veux connaître la méthode par laquelle tu es passé du corps du vieil Eleftherios à celui du jeune Aleksi. »
Une sensation plaisante traversa le corps d’Eleftherios, au moins autant physique que morale. L’ascendant. La position avantageuse. « Je vais y penser », dit-il malgré sa décision déjà prise. Trois faveurs pouvait représenter un levier notable en temps de Joute, plus encore dans une période pleine d’incertitude où des initiés – et pas les moindres – pouvaient apparemment exploser, se faire défoncer le crâne ou se retrouver sans pouvoir.
Personne d’autre ne comprenait le mécanisme de cette grande innovation. Il détenait donc une position avantageuse sur tout le monde… Jusqu’à ce qu’il partage son secret.
Gordon hocha la tête, apparemment satisfait que son offre soit considérée. Il s’en alla ensuite, laissant Avramopoulos seul avec ses pensées mesquines.