dimanche 24 juin 2012

Le Noeud Gordien, épisode 226 : Hilltown, 3e partie

« Viens avec moi », dit Espinosa, laissant derrière les clients de Moro pantois face à l’explosion inattendue. Naturellement, Félicia lui emboita le pas.
Il laissa quelques grosses coupures sur la table qu’ils avaient occupée avant de se diriger résolument vers la toilette des hommes. Il la guida jusqu’à l’une de ces larges cabines capable d’accommoder les clients à mobilité réduite. Lorsqu’il lui fit signe d’entrer, elle le suivit sans hésiter.
Il y a des choses qui ne changent pas, se dit Félicia. La subordination de l’initié à son maître était l’une d’elles. Elle acceptait ses commandements facilement; l’autorité qu’elle lui consentait avait même quelque chose de sécurisant dans cette situation inattendue. 
Espinosa se mit en position pour accomplir l’induction de Schachter – une méthode avancée pour entrer très rapidement en état d’acuité au prix de quelques simagrées peu élégantes. Cette technique était encore au-delà des capacités de Félicia… Mais plus pour longtemps.
Elle lui laissa tout le peu d’espace que la cabine leur offrait. Il était beau dans sa concentration, dans ses gestes précis, dans toute la maîtrise qui l’habitait. En le regardant faire, Félicia réalisa qu’elle lui avait menti un peu plus tôt : elle lui faisait encore confiance… En-dehors de tout rapport émotionnel. Elle se promit toutefois de ne pas le lui laisser savoir.
Lorsqu’Espinosa rouvrit les yeux après avoir complété sa manœuvre, elle lui tendit le crayon eye liner qu’elle avait tiré de son sac à main. Elle avait su deviner ce qui suivrait; il le prit avec ce regard approbateur qui lui tenait lieu de sourire.
« Soulève ta jupe, s’il-te-plaît. »
Félicia portait une robe, mais elle ne le corrigea pas. Elle se contenta d’obtempérer et révéler sa cuisse. Espinosa y traça d’une main assurée une douzaine de caractères de leur alphabet secret. Alors qu’il s’exécutait, Félicia se surprit à rougir; ce contact pourtant anodin, très technique, surpassait en intimité physique tout ce qu’ils avaient vécu durant leur fréquentation. Une fois qu’Espinosa eut complété la série, il roula sa manche pour en recommencer la routine, sur son avant-bras cette fois.
Il s’agissait du procédé inventé et raffiné par Hoshmand pour voir sans être vu. Il ne les rendrait pas invisibles à proprement parler; l’effet assurait plutôt que personne ne prête attention à leur présence. Malgré sa relative simplicité, il aurait fallu à Félicia dix ou vingt fois plus de temps pour le compléter, sans même compter le travail nécessaire avant d’atteindre un niveau d’acuité suffisant. Pour Espinosa, il ne s’agissait maintenant plus que d’un truc, un procédé qu’il avait maîtrisé à un point tel qu’il pouvait l’accomplir ainsi, à l’improvisade.  
Lorsqu’elle l’avait interrogé à ce propos, Polkinghorne lui avait expliqué la distinction en ces termes : « Un procédé est analogue à la construction d’un système électrique à partir de pièces détachées. Chaque fois, nous devons construire et actionner la génératrice, dérouler et connecter les fils pour finalement compléter le circuit et allumer l’ampoule – notre objectif. Le truc, en revanche, revient à réutiliser le système déjà en place. Il suffit d’activer l’interrupteur et hop! L’ampoule s’allume. »
Espinosa cacha sous sa manche les caractères qu’il venait de tracer. « Let’s go. »
Ils sortaient tout juste de l’édifice du restaurant lorsqu’un nouveau fracas retentit, pire encore que le premier. Ils assistèrent, bouche bée, à l’écroulement de la façade du vénérable édifice. Ils échangèrent un regard et se mirent à courir en direction de l’hôtel.
Félicia ne pouvait qu’espérer que Paicheler n’ait pas été sur les lieux, ou sinon, qu’elle s’en soit sortie indemne. Son temps auprès de Catherine Mandeville lui avait fait apprécier son niveau de maîtrise… Si Mandeville en savait autant et qu’elle avait été l’élève de Paicheler… S’il fallait qu’une autre des Seize disparaisse sans qu’elle l’ait même rencontrée…
Elle demanda : « Est-ce que ça peut être encore Tricane? » Espinosa ne répondit rien.
Les environs du Hilltown étaient plongés dans un chaos total; la plupart des gens tentaient de s’éloigner des environs, leurs efforts allant parfois jusqu’à bloquer la circulation, qui elle-même barrait l’accès des véhicules d’urgence qui convergeaient vers l’hôtel. Ceux qui ne s’éloignaient pas restaient plantés sur place, hypnotisés par l’ampleur de la catastrophe; beaucoup se contentaient de regarder, incrédules mais déjà conscients d’assister à un jour noir dont on parlerait longtemps. D’autres, non contents de vivre l’épisode, tentaient de le saisir en tenant à bout de bras un téléphone ou une caméra.
Ils réussirent à se faufiler au prix de quelques efforts. « Va falloir être prudents », dit Félicia. « Les caméras peuvent nous voir ». Espinosa acquiesça. L’attention des ambulanciers déjà sur place semblait surtout tournée vers les gens blessés par les débris qui recouvraient maintenant la rue sur toute la façade ouest. Des agents de sécurité et des policiers en culottes courtes veillaient à ce que les civils demeurent à une bonne distance de l’hôtel. Le lobby désert laissait croire que l’évacuation était complétée. Un homme en complet trois pièce, le visage rougi et suant, s’engueulait avec un agent de sécurité qui lui bloquait le chemin, épaulé par une poignée d’hommes en livrée de chasseurs. Il martelait « Je veux entrer! » ou « J’assume le risque! » à chaque fois qu’ils lui refusaient le passage.
 « Moi, je vais entrer », dit Espinosa après avoir étudié la scène pendant une bonne minute. Il regarda Félicia comme pour lui demander Et toi?  Es-tu prête à assumer le risque?
Félicia déglutit avec difficulté avant de signaler d’un mouvement son intention de le suivre. 

dimanche 17 juin 2012

Le Noeud Gordien, épisode 225 : Hilltown, 2e partie

Andrew continua son ascension ponctuée d’un shit silencieux à chaque marche gravie. À chaque fois qu’il arrivait à un étage, il s’encourageait en disant à voix haute le chiffre correspondant.
Plus il montait, moins il rencontrait de gens en cours d’évacuation – définitivement une bonne chose. Il entendait les échanges des gars de la sécurité sans y participer. Deux d’entre eux veillaient à l’évacuation du lobby; de ce côté, tout se passait dans le calme. Un troisième demeurait au bureau de la sécurité, vissé devant les moniteurs. Le système de surveillance de l’hôtel était un peu désuet. Il surveillait le lobby et l’entrée du personnel en permanence tandis que trois autres moniteurs présentaient en rotation rapide des images des autres étages. L’explosion ou l’incendie avait dû avoir raison d’un élément du système : on avait signalé ne plus rien voir au-delà du quarantième.
En principe, le quatrième s’efforçait de juguler l’incendie. Son silence était en voie de devenir inquiétant. Shit shit shit shit « Quarante-deux! »
Un grondement puissant se fit entendre, assez fort pour qu’Andrew craigne une seconde explosion. Cependant, le son était à la fois plus diffus et plus généralisé, tout le contraire d’une explosion. Le son évoquait le bruit du tonnerre, ou peut-être d’un glacier dont un immense fragment s’effondre dans la mer en se désagrégeant.
Le grondement s’accentua. Avant qu’Andrew n’ait pu décider s’il continuait d’avancer ou s’il rebroussait chemin, le plancher se fissura à quelques centimètres de ses pieds. Il bondit en arrière alors que tout le coin sud-est de l’hôtel Hilltown se détachait du reste de l’édifice pour dégringoler dans un fracas assourdissant.
Andrew se vautra en position fœtale dans un coin de la cage d’escaler, plus par réflexe animal que par l’effet d’une réflexion consciente. Des hurlements paniqués s’élevèrent de la rue jusqu’au quarante-deuxième.
Il fallut une bonne minute pour que l’homme reprenne le dessus sur l’animal. Le choc avait chassé l’échauffement de son ascension, laissant son corps tout froid et tremblotant. Il ouvrit les yeux pour découvrir l’air ambiant saturé de poussière du béton que le vent agitait sans cesse. Le vent?
La fissure marquait maintenant la frontière entre le quarante-deuxième… et le vide.
Jusqu’alors, Andrew avait eu une confiance absolue dans le béton des immeubles. Maintenant, il lui semblait beaucoup trop fragile. Il devait sortir, et vite.
Il inspira trop profondément avant de se relever; le béton inhalé irrita ses poumons autant que s’il avait respiré sous l’eau. Il toussa jusqu’à en vomir, ses halètements aggravant encore son état à mesure qu’il tentait de reprendre son souffle en respirant plus de débris.
Il se mit à respirer à travers sa manche jusqu’à ce qu’il puisse retrouver une respiration normale.
Lorsque sa toux cessa, il entendit quelqu’un d’autre tousser encore. « Y’a quelqu’un? », lança-t-il d’une voix rauque et faible. Le son s’accentua. On avait sans doute tenté de lui répondre. « Fortin? »
Non : une silhouette se penchait là où le plancher du quarante-quatrième s’ouvrait sur le gouffre. Il ne portait pas d’uniforme. C’était donc un client.
Étrangement, la proximité d’un client de l’hôtel raviva le sang-froid d’Andrew, comme si son professionnalisme pouvait tenir à distance l’appel de la panique ou même ses instincts de survie. « Monsieur, il y a un escalier à l’autre ex… » Andrew dut maîtriser sa gorge en feu avant de pouvoir continuer. « …à l’autre extrémité du couloir. » Il ne se laissa aller à tousser qu’une fois le message passé.
L’homme se contenta de le regarder avec des grands yeux hébétés et larmoyants.
« Monsieur! Il faut s’en aller! » Le poste demandé n’est pas en service. « MONSIEUR! C’EST IMPORTANT! Est-ce qu’il y a quelqu’un avec vous? » Il fit non de la tête. « Il y a un escaler de l’autre côté de l’étage. Est-ce que vous pouvez venir me rejoindre? Il faut évacuer tout de suite!
— Le chemin est bloqué par le feu… »
Shit. Les gicleurs ne s’étaient toujours pas mis en marche?
« …mais ça n’est pas vraiment du feu! Ma femme… »  
Le gars était visiblement en état de choc. Andrew choisit de garder les yeux sur le ballon plutôt que de lui demander d’élaborer sur le feu ou la femme. « Comment tu t’appelles?
— Benoît!
— Benoît, c’est important que tu restes avec moi, ok? »
Il fit oui de la tête. Bon signe. « Peux-tu voir l’extincteur à droite, à côté de la sortie d’urgence? »
L’expression de frayeur revint décuplée. « Non! L’extincteur ne marche pas »
Shit shit.
Un coup d’œil aux environs montrait que la section tombée avait emporté avec elle une portion plus importante du quarante-troisième que du quarante-quatrième. Autrement dit, pour se rendre jusqu’à Andrew sans escalier, le type aurait à descendre deux étages d’un coup.
Quelques secondes interminables passèrent pendant qu’Andrew se débattait pour trouver une solution, n’importe laquelle. Le bruit des sirènes se faisait entendre, provenant de toutes les directions en même temps. Andrew en était presque à reconnaître qu’il ne lui restait qu’à sauver sa peau en espérant que les pompiers fassent mieux que lui lorsqu’une idée se présenta finalement. « Je reviens dans un instant, ok? Tiens-toi prêt, on va te sortir de là. »
Il sortit de la cage d’escalier pour entrer dans la chambre la plus proche à l’aide de à son passe-partout. Malgré l’urgence, il déposa par terre les valises qui se trouvaient sur le lit en les manipulant aussi soigneusement que si les clients s’étaient trouvés dans la chambre.
Il tira sur le matelas de toutes ses forces jusqu’à le faire tomber du sommier. Son intention était de s’en servir pour amortir la chute du type, mais il dut vite se rendre à l’évidence : le matelas était trop massif pour ses forces. À ce rythme, le pauvre homme aurait brûlé dix fois avant qu’il réussisse à le sortir.
 Shit shit shit.
« Plan B! » Il traversa l’étage à la recherche d’une solution… Un chariot d’entretien aurait pu en être une, si seulement Andrew avait pu soulever le matelas pour le poser dessus. Il fallait autre chose. Il décida d’amener dans la cage d’escalier tous les oreillers et les sacs de literie sale sur lesquels il put mettre la main. Benoît se contenta de le regarder ses allées et venues d’un air ahuri.  Au moins, rien ne laissait croire que l’incendie progressait dans sa direction.
« Benoît, écoute-moi bien. Tu vas te suspendre à ton plancher en te tenant par les mains. Après, tu vas te laisser tomber sur les oreillers. Moi, je vais t’attraper, ok? Ensuite on va sortir ensemble. Tu peux faire ça? »
Benoît fit oui de la tête et s’agenouilla au bord du gouffre avant de descendre prudemment un pied, puis l’autre.
J’espère que ça va marcher, pensait Andrew au moment où Benoît pliait les coudes et perdait le contrôle de sa descente.
« SHIT! » 

dimanche 10 juin 2012

Le Noeud Gordien, épisode 224 : Hilltown, 1re partie

Andrew Luria arriva quinze minutes à l’avance en poste pour son quart de travail à la conciergerie du Hilltown Cité-Centre. Il travaillait depuis six ans au service à la clientèle de cet établissement, onze années au total au service de la chaîne. Il avait patiemment gravi les échelons pour se retrouver dans cette position prestigieuse – il faut dire que ses rapports privés avec certains gros bonnets de l’exécutif n’avaient pas nui à son ascension. Son réseau de contacts et sa fine connaissance de la scène locale les avaient bien servis dans le passé, assez pour qu’ils présument de sa discrétion absolue. Il offrait maintenant à ses clients ce qu’il avait fourni à ses patrons : tout ce qu’ils pouvaient vouloir, dut-il accomplir l’impossible.
Le lobby de l’hôtel était heureusement assez tranquille jusqu’à ce que l’explosion retentisse. La détonation prit tout le monde par surprise; l’onde de choc était assez forte pour que les lustres de cristal du lobby se balancent en tintant comme de vulgaires chariots remplis de vaisselle. La grande toile représentant Narcisse Hill auprès de sa jeune épouse n’était plus à l’équerre.
« C’était proche », dit Andrew alors que les clients et les chasseurs des alentours se regardaient benoitement, cherchant à comprendre, ou à tout le moins quelqu’un qui comprenne. Andrew était d’une autre trempe que ces gens-là : il passa immédiatement à l’action.
Il remarqua qu’un petit attroupement de l’autre côté de la rue pointait quelque chose en hauteur. Andrew agrippa son walkie-talkie et courut à sa rencontre. « Concierge à sécurité. On a un update? » Il ne s’attendait pas à une réponse précise, seulement à établir le contact. « On checke ça », répondit une voix sans qu’Andrew sache quel agent lui avait répondu.
Un mouvement traversa le groupe avant qu’Andrew ne l’ait rejoint : la masse informe s’écarta en prenant la forme d’un croissant de lune. Une seconde plus tard, il comprit pourquoi : une chaise tomba devant eux et éclata en morceaux en percutant le sol. Les lèvres d’Andrew firent What the fuck? sans qu’un son n’en sorte.
Il était facile de voir d’où la chaise était tombée. L’explosion avait bel et bien eu lieu dans son hôtel. Shit shit shit. « Sécurité, ici conciergerie. On a un neuf-un-un majeur dans les quarante quelque, façade ouest. Foyer d’incendie confirmé. Va falloir évacuer. » Andrew vit deux policiers à vélo arriver sur les lieux. Excellent : ils pourraient s’occuper de gérer le trafic et s’assurer que personne ne soit blessé. Il remarqua que le sol était dénué de débris de verre. Il n’eut toutefois pas le temps de se pencher sur cette étrangeté : il devait aller prêter main forte à la sécurité pour l’évacuation.
Sécurité… C’était un bien grand mot. Depuis une dizaine d’années, la chaîne hôtelière confiait la responsabilité à une firme de sous-contractants, ce qui leur permettait d’ajuster finement leurs effectifs aux besoins circonstanciels de l’hôtel. Aucun VIP ou VVIP ne résidait présentement au Hilltown; ils n’étaient donc que quatre au total.
L’alarme de feu sonnait lorsqu’Andrew retourna dans le lobby. Une autre étrangeté : la chaleur et la fumée auraient dû en principe l’activer automatiquement.
Shit shit shit. Aucun grand hôtel ne voulait être associé à une explosion ou – pire encore – peut-être un attentat. Une baisse d’achalandage causerait bien des maux de têtes du côté de l’exécutif, mais pour Andrew, cela signifiait ni plus ni moins qu’une baisse drastique de ses revenus, dont la majeure partie provenait de billets glissés au creux de sa paume plutôt que de son salaire déclaré. Et en plus, il fallait que ça tombe sur moi.
Shit Shit Shit, disait-il encore en gravissant quatre à quatre les escaliers de service. Les employés – la plupart des femmes du service ménager – descendaient en sens inverse au pas de la promenade, papotant comme si rien n’était. Ils avaient dû entendre l’explosion, d’autant plus qu’ils se trouvaient en hauteur, mais à les voir, ils semblaient croire à un simple exercice comme en avril dernier.
Son walkie-talkie crépita. « L’incendie est au quarante-quatrième. », dit une voix différente de son interlocuteur précédent, peut-être Fortin. « J’arrive bientôt. L’évacuation va bien. J’ai croisé du monde du quarante-septième qui descendait, la voie est libre. Pas de suspect en vue. » Andrew entendit ensuite : « Qu’est-ce que c’est ça? », suivi d’un moment de silence. Bien que son ascension rapide l’ait rendu haletant, Andrew retint son souffle jusqu’à ce que la voix continue d’une voix dubitative : « Le feu est… bleu? Je ne comprends pas, les gicleurs ne sont pas partis… Je prends l’extincteur, over. »
Malgré tous ses efforts, Andrew n’était qu’au vingt-troisième. Il pouvait entendre dans sa tête la voix grinçante de sa sœur jumelle, joggeuse invétérée, lui dire comme elle lui avait dit mille fois déjà : « T’es pas en forme! Tu devrais faire plus de sport! Tu vas finir par avoir une bedaine comme papa! » Jusqu’à présent, son inactivité ne lui avait pas valu trop de graisse abdominale, mais maintenant qu’ils étaient sollicités, ses muscles lui faisaient de plus en plus mal. Ses jambes lui apparaissaient coulées dans le plomb, un peu plus lourdes et moins flexibles à chaque étage. Il se permit de souffler durant une bonne minute pendant laquelle il imagina sa sœur lui répéter encore et encore : « T’es pas en forme! Tu devrais faire plus de sport! Je te l’avais dit! »
Il se remit à monter avec une vigueur renouvelée quoiqu’à un rythme plus lent, se promettant de faire plus d’exercice dans l’avenir, ignorant que cette fois du moins, sa sédentarité – et la minute qu’elle lui avait coûtée – venait de lui sauver la vie.

dimanche 3 juin 2012

Le Noeud Gordien, épisode 223 : Noces d’étain, 2e partie

Les couples récents les plus chanceux vivaient leurs premières semaines comme une continuité de moments magiques; pour les vieux couples, s’extirper de la quotidienneté pour retrouver cet état de grâce passait le plus souvent par un effort conscient que le moindre faux pas pouvait dissiper.
Ils retournèrent à leur chambre à l’hôtel Hilltown, Benoît constamment stimulé par la conscience que la petite culotte de sa femme se trouvait dans ses poches, et que la principale intéressée se promenait les fesses au vent sous sa robe. Mais dès qu’ils entrèrent dans la chambre, la familiarité reprit ses droits.
Isabelle courut à petits pas s’asseoir sur la toilette sans se soucier de fermer la porte. « J’en pouvais plus! Je pensais que j’allais faire pipi dans l’ascenseur! » Benoît, fin connaisseur de sa femme, pouvait évaluer finement son taux d’alcoolémie, proportionnel au degré de son zézaiement. À ce niveau, Isabelle devenait l’incarnation même de la spontanéité, pour le meilleur et pour le pire.
« Je vais aller chercher de la glace pour le champagne », dit Benoît en réprimant un soupir.
« Reviens vite », répondit-t-elle d’un ton… prometteur. Il retrouva son sourire et partit avec la ferme intention de suivre le conseil. Si Isabelle avait le malheur de s’étendre en son absence, chaque seconde augmentait le risque qu’il la retrouve endormie. Ce serait bien la pire douche froide sur la magie du moment!
Le couloir était à peu près silencieux à l’exception d’une sorte de grattement répétitif provenant de deux chambres plus loin. Il l’entendit à l’aller sans trop lui prêter attention, mais à son retour il remarqua que le son avait gagné en volume. Il était facile d’imaginer le grincement d’un matelas éprouvé par les ébats d’un autre couple en pleine action… L’idée était excitante – Isabelle avait peut-être une fibre exhibitionniste, mais il avait une tendance complémentaire au voyeurisme.
Sans aller jusqu’à coller son oreille à la porte, Benoît s’en approcha. Le son gagnait en rythme et en intensité jusqu’à devenir plus clairement audible. Ça n’était ni un grattement ni un grincement, plutôt quelque chose qui ressemblait à un martèlement de maracas.
Benoît haussa les épaules. Il allait se remettre en marche quand une explosion retentit, le projetant jusqu’au mur à l’opposé de la porte où il écorniflait.
La secousse fut si soudaine et si vive qu’il lui fallut plusieurs secondes de confusion étourdie avant de se ressaisir. Il se releva maladroitement, endolori; ses oreilles, blessées par la déflagration, ne percevaient maintenant qu’une douleur et un bourdonnement. Il saignait ici et là sans pouvoir dire précisément où et pourquoi.
Il remarqua soudainement une lueur bleue devant lui. Il vit d’abord que la porte à laquelle il écoutait avait été pulvérisée en partie. Des confettis de bois virevoltaient sur toute la scène, portés par une bourrasque tiède d’une force inattendue.
Il vit ensuite ce qui se trouvait de l’autre côté de la porte. La moitié de la chambre était léchée par des flammes d’un bleu plus intense que celles d’une cuisinière au gaz, plus encore qu’un chalumeau de soudure.
L’autre moitié n’existait plus; le mur du fond aux grandes fenêtres donnant sur la ville béait maintenant sur le vide du quarante-quatrième.
Benoît fit un pas en avant, incrédule, même si le feu bleu commençait déjà à lécher la moquette du couloir. L’incendie dégageait étonnamment peu de chaleur.
Il remarqua alors que le trou dans la façade semblait plus large que la pièce – il pouvait entrevoir les chambres adjacentes par les murs éventrés.
Ce qui restait de confusion fut dissipé d’un coup, remplacé par une terreur indicible. « Isabelle! Isabelle! »